Le Père Nardi savait que les Algériens (Indigènes) n’étaient pas les ennemis des Chrétiens, mais les ennemis de leurs bourreaux. Ce fut le sentiment qui accompagna principalement le long combat de l’Emir Abdelkader et de ses successeurs. L’Emir le disait à haute voix et le faisait savoir à ses lieutenants, comme dans ses correspondances aux généraux de la France. Il donna cette preuve au monde entier en Syrie où il prit la défense des Chrétiens massacrés en juillet 1864 par les Musulmans, alors même qu’il vivait dans l’exil avec des milliers d’Algériens dont il convoqua sept cents cavaliers. Les foules déchaînées à Damas criaient au massacre des Chrétiens qu’il secourut et mit à l’abri dans sa propre demeure. Il en sauva douze mille par le baroud, son verbe et des versets du Coran :
« Egorgeurs de femmes et d’enfants, fils du péché, essayez donc d’enlever de chez moi ces Chrétiens auxquels j’ai donné asile, et je vous promets de vous faire voir un jour terrible, car vous apprendrez comment les soldats maghrébins savent faire parler la poudre…Et vous, mes Magrébins, que vos cœurs se réjouissent, car, j’en prends Dieu à témoin, nous allons combattre pour une cause aussi sainte que celle pour laquelle nous combattions autrefois ensemble ! Kara ! Mon cheval, mes armes ! Dieu a dit que celui qui aura tué un homme sans que celui-ci ait commis un meurtre ou des désordres dans le pays sera regardé comme le meurtrier du genre humain ; il a dit encore point de contrainte en religion, la vraie route se distingue du mensonge. »
L’Europe, la Russie, les Etats-Unis d’Amérique, le Pape et des docteurs musulmans dont Chamyl, lui témoignèrent leur gratitude sincère et chaleureuse. Il fut considéré par tous comme une providence vivante pour le salut de milliers de Chrétiens. Il avait accompli ce devoir par fidélité à la foi musulmane et par respect aux droits de l’humanité, comme il l’indiqua lui-même dans une correspondance d’échange avec Mgr Pavy, évêque d’Alger. Autant la foi musulmane orthodoxe du Maghreb est profonde, autant elle est tolérante. Le Père Nardi, comme tous les autres religieux de l’évêché, lui vouait une forte admiration.
- Qu’espère un peuple conquis, sinon plus de tyrannie, dit le moqadem.
- Nos deux religions nous enseignent à accepter la volonté divine.
- Notre religion prescrit encore de combattre les iniquités de tous ordres et de punir les malfaiteurs.
- Par Jésus ! La persévérance du Coran relève de la piété, le pardon de l’Evangile, également. Ces deux vertus contribuent à instaurer la fraternité entre les hommes. Sinon, on tombe dans l’incompréhension qui mènerait aux luttes fratricides.
- La fraternité est un vain mot avec des hommes qui se comportent en barbares. Le pardon se manifeste, quand Justice sera faite. Si quelqu’un me gifle à la joue droite, je ne lui tendrais pas ma joue gauche pour la gifler encore. Nous avons adressé hier notre requête au juge de paix. La procédure n’est pas aussi expéditive que celle du Cadi que l’Etat français dépouilla de ses attributions de droit commun. Nous n’avons d’autre choix que d’attendre.
- Bien sûr, c’est moins rapide et plus coûteux.
- Passons à autre chose. Savez-vous, Père Nardii, que les trois religions révélées poursuivent un même but qui est sublime, sans lequel la prospérité sur terre est vaine ? Dieu veut seulement du bien pour nous et les hommes qui quittent le chemin du Salut se perdent. Nous devons vivre dans l’entente, Musulmans, Chrétiens et Juifs, chacun respectant les valeurs propres de l’autre.
- C’est l’idéal de la chrétienté. Notre Jésus nous exhorte à la fraternité et à la charité.
- Nous nous réclamons autant de Sidna Aissa (Jésus), de sidna Moussa (Moise) et l’Islam est révélé en tant que Miséricorde de tous les humains. La prospérité des aumônes musulmanes ne tarit pas, soit par celles qui sont expressément prescrites, ou celles laissées à la faculté du croyant, ou encore par l’œuvre caritative des zaouïas.
L’heure de fermeture étant passée depuis peu, Martin ferma de l’intérieur la porte de son cabinet et emprunta l’escalier qui menait à ses appartements. La résidence somptueuse et chichement meublée recevait souvent de hautes personnalités civiles ou militaires. La salle de séjour, très vaste, avait l’allure impériale par ses multiples fauteuils de velours rembourrés dont le bois de teck brillait, par ses grands plats de cuivre rouge où l’on servait du méchoui et par ses tapis persans qui couvraient tout le parquet. Catherine y passait d’agréables moments et jouait au piano. Elle interprétait une sonate de Saint Saens et chantait de sa voix fluette Samson et Dalila, oeuvre magistrale qui se fit une renommée notoire dans les grands opéras et n’exerça guère de l’engouement à Alger. Les notes roulaient en cascade ou tombaient précipitées par ses mains de virtuose. Martin avança à pas feutrés et s’approcha de sa sœur qu’il applaudit chaleureusement et dit brièvement : « Ah ! Tu me transportes à Paris ». L’air déconcerté et par solidarité, elle répondit que Paris ne veut pas honorer son fils, le talentueux musicien.
- C’est dommage, dit Martin. Tu sais que Saint Saens adore Alger qu’il visite souvent. Il y passa cette année tout l’hiver pour des raisons de santé. C’est vrai, il souffre que l’opéra ne daignât pas représenter Samson et Dalila. D’ailleurs, il a déclaré que si cette œuvre n’est pas jouée cette année même à Paris, il se fixerait définitivement à Alger et ne rentrerait jamais en France.
- Ce n’est que trop légitime. J’espère que Paris lui ouvrira ses portes.
Saint-Saens, le compositeur qui aima tant l’Algérie, disait : « Ma douce Algérie quelle volupté que de respirer le parfum de ses orangers ! » C’est l’âme de l’artiste qui parle ! Il visita l’Algérie dès octobre 1873 et s’installa à Alger dans une villa mauresque de Saint Eugène, où il fit une cure de repos. Il y resta deux mois et, sa santé améliorée, il composa le troisième acte de Samson et Dalila. En flânant dans la Casbah, il entendait dans les cafés maures la musique andalouse, particulièrement la Touchia Zidane, thème qui l’influença dans son œuvre, la Bachanale. Depuis 1883, il fit un pèlerinage régulier à Alger où il composa des œuvres. En 1892, il y modifia ses ‘Mélodies Persanes’ en ‘La nuit Persane’. Il écrivit également une comédie destinée à ses amis algérois, intitulée ‘La crampe des Ecrivains’. La Société des Beaux Arts en fit son Président d’honneur la même année, titre qu’il accepta. Une année plus tôt, au printemps, il composa au Caire sa fantaisie pour piano, sur des motifs orientaux, intitulé ‘Africa’. L’artiste a aimé et adoré Alger qu’il immortalisa dans ces vers :
« Nul ne vient en ce lieu ; pas de voix ennemies
Qui troublent le silence et son hymne divin… »
Martin pensait du fond de son cœur que Paris ouvrirait ses grandes portes au grand compositeur et donnerait l’interprétation de Samson et Dalila. Il était fier pour le fils de son petit pays et en louait le don génial. Son tempérament s’était adouci et il souriait allègrement, à la bonne humeur de sa sœur, qui fut comblée de satisfaction. Elle pensa qu’il avait besoin de quiétude, que ne lui prodiguait pas certainement la furieuse Christine. Pour le moment, il était d’un naturel gai et joua quelques notes au pano, puis il appela d’une voix enthousiaste sa domestique Fatma. Celle-ci s’occupait de ménage dans la cuisine. Elle vint d’un pas pressé et l’air secoué, mais fut surprise de trouver un nouvel homme éprouvé de sentiments, plus tôt que le grand chef usant d’injonctions à tous les instants.
Ton poème
Ton douillet poème, tendre comme la flûte
Plaintive au pied d’un pistachier en prairie,
M’incita à rêver d’une chanteuse au luth,
Dans une pelouse de palais bien fleurie,
Tout près de la vasque marbrée en bleu éther,
De muses qui de grâce dansaient toute nue,
Divines et enjouées, légères dans cet air,
Animées de désir de voler vers les nues,
Et nous deux, les élus du concert fantastique
Dont les notes planaient dans l’air allègrement,
Et nous deux, les amants, de heur féerique,
Etourdis sans liqueur, dans le bel envoûtement.
Tes lèvres au carmin luisent comme un soleil,
Au point du jour doux et de couleur discrète,
Bigarrée en jaune cernant le vermeille,
Me donnent le baiser, comme objet de culte,
Ressenti dans mon âme, mais brûlant dans mon coeur
De miracle striant ma chair très profonde,
De pouvoir curatif dans ma folle langueur,
Dont je perçois le mouvement de chaque onde.
Mohamed parla de la sorte, par esprit tribal et rien d’autre. Il se croyait tenu au nom des valeurs ancestrales pour faire ses achats auprès du fils de la même tribu qui lui était apathique d’ailleurs. Cependant le commerçant ne se sentait pas concerné par la solidarité agnatique depuis qu’il habitait au village et donc il se croyait affranchi de ses devoirs envers les fils de sa cité qui à leur tour le négligeaient et ne comptaient pas sur lui aux divers travaux collectifs. La cité chérifienne s’attachait à la rigueur dans ses rapports avec les tiers. Elle-même laborieuse, elle condamnait la paresse jusqu’à la limite du chacun pour soi. Elle faisait aussi des aumônes, mais là où il fallait et au moment où il fallait. Cette culture était payante pour chacun de ses éléments, qui devait ainsi se prendre en charge vaille que vaille. Ainsi, un foyer subvenait toujours à ses besoins primaires ; car il comptait naturellement sur quelqu’un de valide, si ce n’est pas le père, c’est le fils ou l’oncle.
- Ah ! Les bourgeois sont toujours médiocres socialement, dit Mohamed. Tu ne veux pas que je m’inquiète de tes nouvelles, c’est bon. Donne-moi un demi litre d’huile, un kilo de sucre, cent grammes de thé vert, un paquet de café. Dis-toi bien que mon achat est déterminé par égard à ton appartenance tribale.
- Bon ça va, dit l’épicier. Hé Slimane, sers en vitesse notre cousin qui semble se mettre en colère pour rien.
« Pour rien, marmonna Mohamed ? ». Il fit bon cœur contre mauvaise fortune et arbora un grand sourire qui ne cachait guère sa niaiserie. Le vendeur le servit. Mohamed paya sa note et repartit de pas traînard, crispé par l’accueil que lui avait réservé le cousin, ce qui le ramenait à son grade bas dans la hiérarchie sociale. « Quelle humiliation, se dit-il ! » Il la ressentait au plus profond de son être. Il en souffrait physiquement : une pincée au cœur ou au foie, une bouffée de chaleur, une rougeur alternée au teint jaune. Il ne s’en accommodait guère et souhaitait que cela changerait un jour. Mais comment ? Une chose était sure pour lui : sa condition de fellah ne lui donnerait jamais le prestige et la distinction qu’il souhait du plus profond de son âme, ni même sa condition de quêteur de pain infatigable. Il n’avait pas été à l’école et ne possédait pas cette opportunité de travailler dans une administration publique pour se donner les grands airs de ses agents. Il prit la direction de l’oued où son fidèle âne était attaché à un tamarix. Oui, la bête lui était fidèle : elle était vigoureuse, bosseuse, docile, accrocheuse, hardie. Il y tenait comme la prunelle de ses yeux, l’entretenait, la soignait, lui vouait un fort attachement, à la limite du culte. Jamais, il n’envisagea de la vendre, renvoyait illico presto ceux qui voulaient l’acquérir, ne la prêtait jamais à individu ; il fit même un pacte avec lui-même : ou il l’emmènerait au cimetière des animaux ou c’est elle qui l’emmènerait au cimetière des humains.
Il enfourcha sa monture en prenant bien soin de la tapoter au flanc et partit cahin-caha, en direction du ksar perché sur les contreforts du mont Mekhter. Il traversa le lit de l’oued dont des filets d’eau ruisselaient sur le sable fin et jaune doré les grains de sel scintillaient au soleil. Certains échouaient dans des marres enfoncées dans la falaise, d’autres suivaient leur progression lente pour s arrêter, affaiblis plus loin en ava. Des crapauds, qui sortirent d’une touffe de roseaux ; une fauvette siffla allégrement, battit nerveusement des ailes et se posa boire.
Il déboucha, à l’est de la petite passerelle piétonnière, sur l’unique chemin qui desservait les bâtiments de la gendarmerie et longeait une façade latérale de la grande caserne. Au point médian, le monument à la gloire du maréchal Lyautey, se dressait majestueusement. C’était un splendide édifice, de couleur rouge brique, endossé de part et d’autre sur une colonne en maçonnerie, desservi juste au milieu de plusieurs gradins qui menaient, au sommet, à la statue commémorative avec effigie du preux soldat. Là, un légionnaire était de faction et faisait les cents pas à la cadence militaire. Il ne semblait ni ennuyé, ni las. La Grande Muette devait bien ça à ses héros par lesquels elle continuait de vivre toujours ses mégalomanies. Au-delà de cet esplanade, les bâtiments s’élevaient ; certains grimpaient au ciel jusqu’au quatrième ou cinquième étage, tandis que d’autres s’alignaient au rez-de-chaussée, en forme de baraquements en dur et de toiture en tuiles rouges. Un accès secondaire y menai, raccourci appréciable qu’empruntaient les militaires pour se rendre au village, ainsi que les élèves, résidents au centre et au quartier nègre, qui fréquentaient l’école publique primaire, implantée dans ces casernements.
Onze heures avaient sonné et une gentille petite foule d’écoliers sortait de façon désordonnée en criant de joie, enfin libérés de cette ambiance studieuse et de la collante surveillance des instituteurs dont la sévérité était notoirement connue de tous : des coups de règle aux mains ou sur les doigts, des baffes ou des coups de pied, des transcriptions de textes à l’infini. Certains étaient bien habillés. Ils étaient Français de souche et leurs papas travaillaient et donc disposaient d’un revenu appréciable pour subvenir à tous leurs besoins et leurs loisirs. Ils avaient beaucoup d’embonpoint, un peu craintifs, car minoritaires par rapport à leurs camarades musulmans. Ceux-là bien sûr bougeaient trop, traînant derrière eux une misère viscérale, faisant aussi des jeux dangereux, telle la guerre de clans qui opposait ceux du ksar, à ceux du village, à ceux du village nègre. Les premiers faisaient, comme ils les appelaient, des descentes dans les quartiers de leurs camarades pour leur donner une bastonnade, au moyen de bâtons de branches de tamarix et de dattes de chine qui poussaient à l’oued. Ces conflits d’enfants, adolescents même, se justifiaient par l’ambition de soi à surpasser les autres. Les dérapages venaient souvent à la suite d’une partie de football, d’affronts qu’ils qualifiaient de majeurs, exprimés en la manière de mots obscènes.
Le brave Mohamed entendit soudain d’assourdissantes vociférations et vit un petit regroupement compact. C’était la bagarre. Un Français avait été rossé. Son ami, Ahmed, le défendit. Il était pris avec quatre ou cinq garçons. Il était furieux et frappait ses protagonistes de coups de pieds, de coups de poing. Il esquivait un punch, en recevait un autre. L’un d’eux s’accrocha à lui et essaya de le faire tomber à terre. Mais Ahmed lui résista férocement, le maintint solidement de telle façon qu’il en fit une protection dont il parait les coups. Ils étaient tous de petits hommes ; ils ne pleuraient pas, quoiqu’ils eussent mal. Cependant, ils protégeaient leurs visages qui ne témoignaient d’aucune boursouflure. Mohammed comprit qu’il ne s’agissait pas seulement d’une petite querelle d’enfants et que c’était beaucoup plus grave. Aussi réagit-il vite. Il gronda comme un tonnerre et descendit de sa monture, arriva au ring de fortune et s’enfonça dans la petite foule, alors que les coups de poing sifflaient toujours. Il engueula tous les querelleurs, happa celui-ci puissamment d’un bras, éjecta celui-là. Ils en eurent peur et s’arrêtèrent de se disputer. Alors chacun se plaignit et accusa son camarade. Le responsable fut immédiatement connu Il se justifia aussitôt en disant : « le Français n’a pas voulu me donner le pain ».
La rixe fut close, la quiétude régna ; les garçons devinrent doux comme des agneaux, ne proférèrent point de menaces. C’était fini ; ils se retrouveraient infailliblement de nouveau dans la classe et se feraient devoir et devise de cohabiter ensemble, d’apprendre ensemble à devenir homme, acteur social agissant. Ils s’arrangèrent la tenue, s’essuyèrent les habits seulement froissés, prirent leurs cartables et continuèrent leur chemin. L’intervention de Mohammed n’était nullement miraculeuse ; lui-même n’avait pas eu à sanctionner qui que ce fût. C’était tout simplement l’époque où le respect du aux grandes personnes était trop grand et atteignait les limites religieuses, presque adulatoires.
Mohamed monta à califourchon sur son âne et continua sa route, sur la rive sud de l’oued, celle-là qui longeait toute la partie nord de la Redoute. C’était un chemin de terre, rarement pratiqué par les véhicules de l’armée, sauf les jeeps de la gendarmerie. Il était songeur ; la querelle interpellait sa matière grise, son mobile même l’abasourdissait, la phrase innocente de l’agresseur trottait dans son esprit : le Français n’a pas voulu me donner du pain. Pour ce manque de générosité, le Français a été frappé ; c’était de l’avidité. Le garçon arabe avait faim ; il traînait la diète, à son visage desséché, cuivré même, comme un plateau en cuivre oxydé. Mais avait-il le droit de s’approprier un pain qui ne lui appartenait pas ? Mohammed essayait de se faire une idée, de comprendre cette violence enfantine. Il connaissait la famille du petit arabe, qui vivait dans un état de dégradation sociale lamentable, à vrai dire une désintégration sociale. Il en connaissait le père, un homme qui se complaisait dans sa flemmardise, pourtant vigoureux comme un roc, capable d’abattre le travail de dix bûcherons en foret. Malheureux individu ! Le travail ne courait pas les rues. Deux ou trois mois de plein emploi dans les chantiers de la commune ne suffisaient pas à garantir le pain à ces légions de chômeurs, condamnés comme tels par la Providence divine.
Vint le printemps et c’était autre chose pour lui. Il était le papillon, l’abeille, enfin tout autant énergique et heureux : c’était bien Mohamed aimant la vie comme ces insectes qui bourdonnent autour des plantes. Dans son jardin, il avait planté un rosier qui donnait déjà les fleurs, juste pour se rapprocher d’Elvire. Ce matin, il y était et fondait de joie à l’idée d’offrir un bouquet de petites roses à celle qui était ses rêves son amante, sa femme. Il en cueillit une belle gerbe, récolta des légumes fraîches et des herbes potagères, puis il se mit en monture. Son petit âne courait dans le lit de l’oued, en évitant les marres d’eau et les ruissellements. Il était gai et brayait de temps à autre, faisait tourner sa queue, pataugeait dans les flaques d’eau qui éclaboussait.
Au marché des légumes, d’autres fellahs l’avaient devancé et avaient presque écoulé leurs produits. Mohamed n’en désespéra point. Il était sûr que sa part de la prospérité n’irait pas à un autre. Cela ne l’empêcha pas d’en vouloir à soi-même d’être venu en retard, tant il n’aimait pas figurer parmi les derniers. Il ne les salua même pas et garda une mine courroucée pour éviter d’en parler. Ses voisins affichèrent aussi une attitude désintéressée et ne le questionnèrent point. Car il pouvait bouder toute la journée comme un enfant. Sans d’autre façon, Il étala au sol les bouquets de carottes, radis, salade, poireaux et des roses. Il secouait les bouquets et au fur et mesure des gouttes de rosée tombaient. Il acheva son petit travail, se frotta les mains, invoqua la prospérité divine et daigna enfin leur dire bonjour, puis, les gratifia d’un bref sourire. L’ambiance se détendit et l’on parla sommairement de choses banales. Un voisin souleva alors la question qui les taraudait tous et dit : « Depuis quand tu cultives les fleurs ? » Mohamed sentit enfin une petite note de supériorité que lui consacrait sa culture expérimentale. Il sourit grassement, sortit ses pectoraux en disant : « hein ; moi j’innove ; je ne reste pas esclave de nos pratiques culturales ancestrales. » Son interlocuteur l’approuva en acquiescant de la tête et dit : « Tu n’as pas cette plante dans ton jardin. D’où l’as-tu ramenée ? » Mohamed se sentait vaillamment bien, important ; c’est ce qu’il aimait et il savait le cultiver.
- Un homme pieux m’a donné quelques plants, dit-il prudemment. Il est charitable et son bien n’est presque pas pour lui. Il cultive toute une roseraie dans son jardin.
- Mais qui est-ce, relança son interlocuteur ?
- C’est le Moqadem de la Taybia, ce docte en religion, sobre dans ses paroles et ses gestes, aimé de tous et respecté de tous. Il s’en sert pour préparer des potions médicamenteuses à faire boire dans un bol où il écrit à l’intérieur de la paroi des versets coraniques et des commentaires, extraits de la médecine du prophète QSSL. Il guérit ainsi plusieurs affections.
- Ah ! Oui, c’est un homme de grande baraka qu’il détient par hérédité. Sa lignée est maraboutique depuis plusieurs siècles et remonte à l’arrière petit fils du prophète Mohamed, Moulay Idris.
- Oui, c’est une famille de grande notoriété pour qui les biens de ce monde ne comptent pas. Ils sont presque tous instruits et exercent l’imamat de père en fils depuis des siècles ;
- Mais qui va acheter tes roses ? Les Françaises ont presque toutes un petit jardin dans leurs maisons.
- Oui c’est sur. Moi, je compte sur la directrice d’école de filles, qui est ma cliente privilégiée. Un jour, elle m’a demandé pourquoi je n’en cultivais pas. Je crois qu’elle en serait intéressée.
- Tu rêves ! Elle entretient tout un parterre de fleurs dans sa maison. Mais, pourquoi tu la cibles spécialement ? Serais-tu….
- Qu’est-ce que tu insinues par là ? Que cherches-tu à dire ? Tes allusions me dégoûtent. C’est une femme bien.
- Elle est aussi belle et envoûtante. Les hommes l’admirent beaucoup, Français et indigènes. Dieu aime la beauté et donc, selon moi, ce n’est pas péché d’aimer la beauté.
- N’oublie pas de dire que dieu est beau. Tais-toi, la voilà qui arrive
Les fellahs ne dirent un mot, éblouis par cette apparition heureuse qu’ils admiraient à la façon d’un peintre désireux traduire l’expression la plus secrète de son sujet. Ils avaient la nette sensation qu’une houri venait droit du paradis, distinguée par une harmonieuse anatomie et des traits finis, comme dans la plus merveilleuse toile : ses cheveux noirs d’ébène, lisses et légers, courts et coiffés à la garçonne, étaient couronnés d’une mèche rabattue élégamment sur le côté gauche du front ; la splendeur de son visage rayonnait comme un rayon de soleil des premières aurores ; ses grands yeux verts rehaussés de cils fournis légèrement éblouissaient ; ses pommettes saillantes étaient empourprées comme une pomme mûrie au mois de juillet ; ses lèvres étaient finement tracées ; sa poitrine débordait légèrement son corsage, magnifiée par deux grappes de raisin ; sa taille était harmonieusement mariée aux inclinaisons de ses courbes discrètes. Telle était cette femme fatale, une véritable vamp.
Elle marchait d’un pas léger, fière de l’effet ravageur qu’elle provoquait. Elle portait un tailleur en laine bleu azur qui épousait son corps, un calot jaune et, dans son bras gauche, un petit panier en oseille qui contenait quelques produits de beauté, tandis qu’elle tenait dans sa main droite un porte monnaie en peau de boa. Elle faisait l’effet d’une apparition, une fée qui sortait du monde irréel, fabuleux et merveilleux. Son regard était doux, absent. Elvire, c’était son prénom en trois syllabes mélodieuses qui rappellent un chant magique, l’héroïne d’une odyssée. Elle était distraite, comme si une vision fantastique l’émerveillait et l’entraînait dans son sillage. Même ses mouvements tenaient de ce merveilleux passage d’un ange dans les hautes sphères, là où la main de l’homme ne puisse arriver.
Les pauvres fellahs, laborieux travailleurs de la terre et donc si peu imaginatifs, restaient rivés dans la réalité qui était en face d’eux. Elvire existait bel et bien pour eux, en chair et en os, en beauté ensorcelante, mais aussi de personnalité digne et respectueuse. Eux-mêmes conservaient une attitude presque mystique et ne faisaient qu’admirer cette sylphide. Ils dirent tous ensemble bonjour avec douceur qu’ils ne témoignaient pas à l’égard de la gente féminine, même pas avec leurs femmes, le soir au lit. Elle venait souvent leur acheter des produits maraîchers et maintenait la distance nécessaire avec eux, non par discrimination raciale, mais pour laisser toujours cette image d’elle, divine et vénérable.
- Bonjour les nourriciers de l’espèce humaine. Je suis un peu en retard aujourd’hui ; j’espère trouver de belles légumes à cette heure. Oh ! Mohamed, tu cultives des roses maintenant ? Elles sont belles et fraîches. Tu veux te convertir en fleuriste ? Tu ne risques pas de faire de gros gains.
- Madame Elvire, sous le sac de toiles tu trouveras des radis, betteraves, poireaux et voici encore les herbes potagères. Elvire, j’ai cultivé les roses pour toi. Tu te souviens tu me l’avais suggéré, un jour d’été quand tu te promenais le long de l’oued.
- Oui, je me souviens. C’était l’été dernier, en fin d’après-midi, j’avais fait une promenade en remontant le lit de l’oued. C’était si beau cette nature paresseuse : de minces filets d’eau coulaient, des grenouilles jouaient dans les marres, des oiseaux gazouillaient, des fellahs se hélaient mutuellement, la terre humide exhalait une senteur acre, les dattes de chine parfumaient l’air. Tu comprends ce que je dis Mohamed ?
Mohamed ne comprenait pas ce qu’elle disait, sauf deux ou trois mots usités dans le langage courant. Mas la petite dame avait parlé avec emphase, presque en chantant. Sa voix était douce et mélodieuse. Elle faisait rêver Mohamed qui s’oubliait et voyageait dans un monde fantastique irréel. Il arbora un sourire discret, la toisa d’un regard distrait. La difficulté à communiquer lui imposait le silence. Mais jamais un silence ne fut aussi beau, souhaité le plus long possible. Elvire était de nature romantique et le souvenir de cette promenade dans l’oued l’interpellait et l’embarquait dans un voyage spatial. Les hommes, quant à eux, en admiraient la beauté avec un regard profond et courtois, comme s’ils la dépeignaient sur une toile. L’instant était merveilleux et ils priaient qu’il ne s’arrêtât point. A contre cœur et poussant un gros soupir, Mohamed lui offrit un bouquet de roses qu’elle accepta toujours dans sa petite évasion. Leurs mains se touchèrent légèrement et ce fut le contact. Elvire en sentit la chaleur du mâle et revint sur terre. Mohamed en sentit la douceur de la peau et la foudre le frappa. Leurs regards se croisèrent, doux et naïfs. Un généreux sourire fut échangé puis la séance s’acheva sur rien. Elvire acheta ce dont elle avait besoin et s’en alla furtivement, comme un songe. Les hommes se réveillèrent de leurs rêveries et commencèrent à bruire, déçus pourtant par leur médiocre pouvoir de séduction qui n’eût jamais à briller.
Au moment du thé, le boucan était énorme, presque un genre de récréation pour adultes. Le préparateur, reconnu expert dans ce service, se donnait du plaisir à faire languir les autres. Il avait essuyé les verres avec un morceau de tissu blanc, empli la théière d’eau chaude, mis le thé vert chinois du premier choix, ajouté du sucre, fait chauffer le tout à petit feu sur un brasier. Il goûta la boisson, la délecta et servit les convives qui avaient repris leur place le long des murs et le centre restait inoccupé, gênant et inconfortable, dépourvu de civilité. Tous parlaient à la fois en petits groupes de deux à trois personnes. Le sujet avait trait au quotidien le plus banal : vie champêtre et semis de grains ou plants, taquinerie, bourse des bestiaux, des anecdotes, mais pas de politique. Celle-ci n’était pas un fait social. Elle avait cependant ses acteurs, plutôt passifs qu’agissants, la conscience nationale n’étant pas arrivée à sa maturité, malgré l’existence d’un parti pour le triomphe des libertés démocratiques, fondé par Messali elhadj, personnage charismatique issu du monde ouvrier en Métropole, qui sut rapidement prendre audience en Algérie et dans le village, il avait donné un meeting, deux années plus tôt. Les militants faisaient l’objet d’une surveillance constante par les services de police, alors que la voie de l’indépendance n’était pas suffisamment balisée. Malgré tout, les pouvoirs publics en ressentaient de vives inquiétudes et aucun n’osait braver leur colère. Car au lendemain des évènements meurtriers du huit mai mille neuf cent quarante cinq, un légionnaire en faction au portail sud de la caserne, avait tué froidement un jeune du ksar qui jouait au ballon au stade militaire, tout proche. Ce crime était resté impuni.
Ca n’en finissait pas de palabrer dans la joie autour de plusieurs verres de thé, ce champagne de veillée musulmane. Certains personnages étaient singuliers et marquaient la société, par leurs manières et leur langage. Aucun ne ressemblait à l’autre et chacun avait sa propre place au quotidien. Les jalousies entre eux étaient sourdes, morbides. Chacun recherchait plus de prestige par ses tours ingénieux ou son profil plutôt marrant. Ils avaient aussi leurs admirateurs et donc il était rare que l’un d’entre eux se retrouvât seul au café maure, sur la placette limitrophe du souk ou sur la berge de l’oued.
- Il y avait le bonhomme à vous faire avaler des bobards sans vous en apercevoir le moins du monde et de plus il est convaincant. C’était le mythomane notoirement connu qui avait plus d’une chose dans son pli, faculté mentale qui avait empli son registre d’ancien tirailleur en Europe et en Asie, artiste à sa conception dont l’art lui épargnait souvent d’être au front.
- Le maraudeur était le curieux génie. C’était l’handicapé physique qui marchait plié en deux appuyé sur une canne, mais capable de grimper l’arbre fruitier le plus haut aux branches les plus fragiles. Il était marié et père d’une nombreuse marmaille.
- L’avare se distinguait d’une contradiction phénoménale dans sa nature d’homme. Il était très généreux avec lui-même et très cupide avec les autres gens, y compris sa propre famille.
- Le blagueur, miséreux de condition mais gai dans sa nature, faisait rire à partir de rien et rassemblait autour de lui des fans amusés. Avec un rien, un semblant d’anecdote, il provoquait de l’hilarité.
- Celui qui était le plus idiot du village et le plus marginalisé conquis miraculeusement droit de cité en empruntant la voie de la gloire qui le couvrit quand même. Celui qui par son œil envieux terrorisait et bombardait d’un regard destructeur sur un animal, un vêtement, une silhouette.
Tous ces personnages, dont faisait partie Mohamed, causèrent de choses et d’autres, sans recourir à celles qui faisaient d’eux des personnages légendaires dont le village les qualifiait. Car, ils étaient connus de tous et leurs simagrées couraient les rues et créaient de la bonhomie. Eux-mêmes étaient pacifistes, simples dans leur mode de vie, sociables et se retrouvaient aussi bien avec les jeunes qu’avec les vieux. C’étaient les petits rois de l’humour dans la société et comme les rois, réunis fortuitement dans une mesure de bienséance, ne veulent exhiber leur savoir faire, eux non plus ne tenaient pas à le faire, malgré les sollicitations qui leur étaient formulées.
La soirée s’acheva bientôt et le mieux placé pour la clôturer était la figure emblématique de l’imam qui leva aussitôt les deux mains, jointes au ciel. De voix emphatique, il entonna l’épitaphe du coran, puis récita un chapitre, dit du royaume, qui bénit toutes les bonnes œuvres et les aumônes, suivi par quatre ou cinq convives. Enfin, il combla de bénédiction leur charitable restaurateur. On vit alors des partants qui égrenaient des remerciements chaleureux et vifs. C’était donc convenu socialement, cette permission de décamper après la récitation coranique.
Chez lui, Mohamed n’arrivait pas à dormir. Il pensait à sa vie ici-bas, qui s’écoulait sans laisser de marques profondes sur la société, ni même parmi les siens. Tous ces notables et ces petits bourgeois, trop imbus d’eux-mêmes, provoquaient sa jalousie. Ils affichaient leurs grands airs sans humilité, exigeaient d’autrui une exécution prompte de choses et d’autres, s’octroyaient des passe-droits. Le caïd leur ressemblait en bien des points et passait en maître en terme de caractère affreusement égoïste. Il était respecté par les uns, craint par d’autres, honni par la majorité. Personne ne l’admirait. Ceci agaçait Mohamed. Les premiers possédaient la fortune, le second exerçait de l’autorité à vie, reconduit à chaque fois par complicité de l’administration communale, préalablement parrainé par les chefs de fraction de la tribu qui restait encore asservie au clanisme, malgré l’état d’esprit en nette progression pour briser le cercle vicieux du conservatisme séculaire. Ca lui donnait des maux d’estomac, à en vomir.
Alors que pouvait-il faire, lui un homme commun pour frapper les imaginations et susciter l’admiration générale ? Il ne voyait pas beaucoup de choses dans sa vie, faite de routine dans le village qui se complaisait de routine. Conquérir l’amour d’une Française et en faire sa femme devant dieu ? Oui, mais laquelle ? Elles sont toutes belles et il est difficile d’en faire un choix. Ah ! Oui. La femme du directeur d’école est très belle : des yeux verts, des cils bien tracés et fins, un regard tendre, le visage rond, des joues pleines avec fossette, un menton en pyramide inversé, un cou long, des cheveux noirs d’ébène, peau blanche et délicate, taille harmonieuse, formes gracieuses. En plus, de la candeur, de la douceur et la voix est anonyme, comme un nuage d’été. En somme une femme de rêve, d’un conte des Mille et une nuits, une belle au bois dormant. Le problème, c’est qu’il ne parlait pas français, sauf quelques mots qu’il disait à ses clientes françaises qui lui rachetaient des légumes. Mais cette femme aimait les fleurs et il allait en cultiver pour lui en offrir au printemps. Elle acceptera un bouquet de roses qu’elle mettra dans un vase au bord de sa fenêtre. Mais est-ce possible tout ça ? N’existe-t-il pas d’autre voie pour briller dans le bled. Peut-être. Il faut trouver un exploit d’héroïsme. Mais quoi alors ? Par exemple, monter un cheval et guerroyer sur un champ de bataille, tuer et plusieurs prisonniers. Hem ! Tuer ? Il faut du courage pour ôter la vie à un individu. Mohamed, tu as du courage ? Ce n’est pas du tout sûr. Tu es plutôt pacifiste. D’autres disent de moi poltron. Des clous !
Il ne se passa pas un quart d’heure, que le jour commençait à se lever. Le cantonnier communal faisait sa corvée en solitaire et nettoyait tout ce que les ménages avaient réprouvé de manger. Sa charrette était tirée par un bourricot et transportait un tas d’ordures, qui feraient le festin des bœufs et des chiens, à la décharge publique. Le moqadem et Hamza rentrèrent au logis, la famille était déjà à pied d’œuvre, sauf les petits enfants qui roupillaient encore. Leila leur servit une soupe fumante et du café qu’elle avait préparés elle-même. Celle-ci était adorablement heureuse, car elle avait droit, à l’instar de Fatima, à coucher avec son mari, une nuit sur deux. . Elle voulut bien s’asseoir et lui dire toute sa joie, mais elle craignait sa tyrannique rivale, qui était de mauvaise humeur, par jalousie. Elle renonça et disparut dans la cuisine pour dissiper sa triste pensée. Le père demanda au fils de l’accompagner au magasin. Celui-ci répondit qu’il devait assister à l’examen de récitant des soixante chapitres du Coran que subirait ce matin son ami Ali. L’un et l’autre sortirent, chacun prenant sa direction.
Dans la salle connexe de la mosquée, profonde et ténébreuse, les élèves, de différents niveaux, faisaient un boucan énorme pour apprendre les morceaux du Coran du jour. Les voix se confondaient, en un bruit sourd qui retentissait à l’extérieur et il était difficile d’assimiler ce que chacune énonçait. C’était encore plus assourdissant, quand un élève médiocre ou perturbateur se faisait corriger à la bastonnade du taleb, lequel s’irritait facilement dans cette chaude et houleuse atmosphère, lui-même affreusement bloqué en pédagogie. Leur turbulence énervait le mage ou encore, comme on dit, faisait parler la pierre. C’était de l’absurde où la méthode n’était guère en honneur, le retard culturel étant immense. Miracle ! La parole de Dieu était apprise, assimilée, mémorisée et récitée. Bien plus, des cours de grammaire étaient dispensés, des notions de jurisprudence musulmane aussi. Il n’était pas tant facile d’apprendre par cœur tout le Livre Saint et ne rien oublier, la mémoire doit être assez active. Cette étape dépassée, on passait au niveau supérieur sous la chaire de l’imam qui était plus savant ou encore en ville dans une médersa pour manier la langue littéraire et étudier les sciences islamiques. Il était neuf heures et les élèves quittèrent les rugueuses nattes d’alfa, sauf ceux du rattrapage ou quelques candidats. Le taleb souffla et se mit à son aise. Puis il convoqua Ali et lui posa toute une série de questions. Il récita, à out hasard, une proposition d’un verset d’une sourate longue et demanda à Ali de poursuivre. Il l’interrogea plusieurs fois, en le piégeant par des versets qui se ressemblaient et induisaient fatalement à l’erreur, sauf si le récitant était sûr de lui-même. Pour parachever le test, il remplaçait une proposition de mots par une autre. L’épreuve se passa sans omission, ni tergiversation, Ali fut admis au rang des récitants brillants, le taleb le couvrit de congratulations et Hamza qui assistait en fut heureux.
Ali éprouva une joie immense, la réussite récompensa ses efforts quotidiens à bûcher, des heures durant. C’était un évènement extraordinaire dont il tirait une délectable fierté et qui nécessitait une petite Zerda (fête), chose qui était aléatoire, car sa famille ne roulait pas sur l’or. Sa mère pourrait sûrement préparer du thé, de la galette et du beurre, pour honorer le taleb. Ce serait la moindre des choses. Il regagna le logis familial, accompagné de son ami et mit sa mère aux parfums qui exprima un ravissement expansif : elle le serra fortement dans ses bras, le caressa très affectueusement et versa un pleur solitaire sur sa joue rose. Frères et sœurs accoururent et le félicitèrent vivement. Elle resta digne, essuya ses beaux yeux pers, arrangea son foulard qui laissait voir ses cheveux blonds comme le blé doré de prairie et loua le Seigneur dont elle connaissait la générosité qui entrait dans son foyer : au moment où le cellier ne contenait presque plus de provision, les âmes charitables se manifestaient et lui envoyaient un couffin de vivres. Alors, elle priait et lisait silencieusement une sourate par amour au Créateur. Quand une femme la narguait dans sa pauvreté, elle éprouvait une douleur muette, sentait son coeur se serrer, plaignait secrètement son sort et, chose extraordinaire, la coupable n’était pas arrivée chez elle, qu’un un accident malencontreux lui était arrivé.
La mère Nafissa changea rapidement d’attitude en pensant à l’avenir. Son enfant désirait poursuivre ses études en ville, mais leur bourse ne supporterait pas une si grande dépense. Elle devait consentir encore d’autres sacrifices pour son fils aîné, Ali, lequel ferait peut être un jour leur fortune. Le père parvenait difficilement à nourrir sa famille nombreuse. Il travaillait quelques jours par an dans les chantiers communaux ; ses deux chèvres ne couvraient pas leur besoin en lait et dérivés. Quant à elle, elle trimait au tissage et faisait annuellement deux couvertures dont le produit de la vente allait aux dépenses d’études de ses enfants et le reliquat servait seulement à d’autres besoins alimentaires surtout. Elle ne pouvait même pas s’acheter de robe, à ses plus grandes déceptions. Cependant, ses parents l’aidaient autant que peu, lui offraient gracieusement le mouton du sacrifice de L’Aid El Kébir (fête religieuse d’Abraham) dont elle faisait une appréciable provision de viande séchée. Malgré tout, elle conservait sa dignité, la seule vertu qui puisse protéger ici-bas les pauvres, tournés héroïquement vers l’espérance. Car Dieu est là pour les soutenir et les éloigner des voies de la déperdition dont les tentations sont diaboliques. Nafissa se faisait une grande affliction pour Ali qui ne méritait pas de s’arrêter à mi-chemin, dans ses études.
- Ah ! Mon fils, tu vois combien Allah aime les bonnes gens qui ne subissent pas l’influence du diable, dit-elle. Sais-tu que le droit chemin éclaire le cœur qui voit ce que l’œil ne voit pas. Ta tante Fatima, que Dieu la comble de bienfaits, m’a envoyé ce matin un couffin plein de provisions, des galettes, du miel et du beurre. On va pouvoir faire cadeau au taleb qu’on doit honorer, comme c’est de coutume.
- Oui maman. Elle est généreuse et t’aime bien. Son mari est aussi prodigue. Il l’a été beaucoup aux moissons.
- C’est la moindre des choses, renchérit Hamza. Notre devoir consiste à assister tous ceux qui sont dans le besoin. Les miséreux moissonneurs m’avaient déchiré le cœur. La précarité de leur vie m’avait complètement endeuillé. Tante Nafissa, Ali pourra aller avec moi à la medersa de Meliana. La zaouïa nous prendra en charge et je l’aiderai autant que peu.
- Tu tiens de ton père cette vertu de la charité, dit-elle. Je prépare le thé et je reviens.
Elle disparut dans la cuisine, atrocement gênée par la circonstance, sa nature timide la dominait, sa sobriété la hissait et elle ne tenait pas à fondre de rougeur qui donnait plus d’éclats à ses joues, car, Hamza émergeait déjà comme un petit homme. Elle s’évertuait de manière fine et sa splendeur juvénile, inabordable à l’œil, crucifiait le poète. Elle passait cependant inaperçue et ne désirait pas tant mettre en évidence les formes de sa taille exquise qu’elle cachait toujours sous des robes flottantes. Elle était une religieuse qui transitait seulement sur terre et attendait la récompense éternelle, qui restait dans la voie du salut en s’attachant aux bonnes vertus. Elle revint un moment après et portait un appétissant casse-croûte destiné au taleb : trois galettes, un bol de beurre et un bol de miel, puis, ramena une théière et des verres, mit le tout dans un couffin que remportèrent les garçons, qui, arrivés à l’école coranique se séparèrent. .
La nuit tombait et commençait à engloutir la nature dans son manteau noir, qui descendait imperceptiblement et chassait les dernières pénombres. Dans le champ de vision, les choses se distinguaient déjà dans le flou, comme des silhouettes informes et indescriptibles, et dans le petit bois de pistachiers, les hommes n’étaient plus que des corps de chair méconnaissables. Guidé par les voix, Hamza se rapprocha d’eux et, en scrutant l’obscurité, put enfin identifier, assis cote à cote et entourés de trois adolescents, Belkacem et le mystérieux homme qui se disait venir de nulle part. Il se fit une place près d’eux et se laissa choir au sol, ressentant soudain la fatigue du jour et une forte envie du sommeil. Mais, les hommes se racontaient leurs misères et il préféra les écouter. L’iniquité dominait leurs histoires et ceux qui les gouvernaient s’en foutaient royalement, les dépouillaient de leurs maigres sous, de leur dignité. Le percepteur les accablait d’impôts injustes, les taxait d’insolvables, les menaçait de saisies, fouillait leurs logis, les obligeait à s’acquitter de redevances imaginaires, les menaçait de prison. Pire encore, un homme qui venait de l’arrondissement de Blida éclata en sanglots et dit que l’huissier se présenta chez lui avec la force publique et, quand il ne trouva rien à saisir, il emmena sa femme en prison qui y passa quinze jours et fut libérée seulement contre une remise de cinquante francs que la tribu avait ramassée. Le caïd les surchargeait de corvées dont il tirait personnellement profit : livraison de bois ou de charbon, tonde de troupeau et parfois le lavage de laine. Un individu très naïf dit qu’il en avait marre de fournir l’an entier du bois à dos d’âne au caïd. Quelqu’un lui répondit de prendre courage à deux mains et de refuser la corvée. Mais il donna sa réponse classique et rétorqua qu’il s’était fait le serment de cesser de fournir le bois seulement si l’un des trois mourait : le caïd, lui-même ou l’âne.
- Tu manques d’audace, lui lança, en rigolant, Belkacem. Tu es indigne de l’indigène, lequel ne craint ni le caïd, ni le Hakem (L’administrateur). Je préfère séjourner quelques jours en prison que de subir l’esclavage du caïd.
- Mais le caid me donne l’autorisation pour couper du bois en foret.
- Voilà qui explique ta lâcheté. Alors vous allez vivre longtemps ainsi. Sais-tu que je refuse catégoriquement de saluer le Hakem et à chaque fois il m’interne pour une huitaine. Ma petite fierté m’a valu jusqu’ici soixante quatre jours de cachot et j’ai juré de ne jamais le saluer. Chaque individu passe neuf mois dans le ventre de sa mère et, lui, n’a pas plus ou moins. C’est dire qu’on est tous égaux.
La parole passait tour à tour, comme dans un congrès où la voix au chapitre était garantie et chacun émouvait les autres par une harangue qui illustrait au mieux l’iniquité qu’il subissait. Mais le congrès ne signifiait aucun commentaire et ne réagissait pas, malgré sa pensée secrète de faire une battue sur le champ dans les exploitations coloniales toutes proches et fomenter une petite rébellion dans l’anonymat. Il était bien houleux et craignait de provoquer la tempête, avant l’heure ; il risquait cependant de récolter une terrible vengeance au lieu de moisson. Mais, la réalité était amère et chacun gardait sa réflexion pour soi, par peur de contagion sociale.
Malgré cette ferveur créée par une forte émulation qui déliait les langues par vantardise légitime, l’homme qui se disait venir de nulle part demeurait aphasique comme les nuits précédentes, non point qu’il fût las ou indifférent, mais timoré de suspicion. Pourtant sa lourde souffrance qui se prolongeait dans le temps ne lui accordait aucun répit et il aurait bien aimé accéder à la compassion de ses frères d’infortune. Ses sentiments étaient troubles et confus, comme dans un mélodrame, sa personnalité était controversée : il se confortait dans l’isolement avec une douloureuse envie vers l’intégration sociale, parfois il se comportait comme un lion dans une bagarre et parfois, quel triste rabaissement dans sa condition humaine, seul un chat lui faisait peur. Une phobie épouvantable, lisible dans ses traits en plein jour, siégeait dans son esprit et le rendait affreusement vulnérable. Ses compagnons cherchaient vainement à connaître son origine et les plus curieux d’entre eux buttaient face à son obstination. Il gardait son passé pour lui-même, l’enfermait dans les antres du silence et craignait que la lumière le dévoilât un jour. Son origine qui était pourtant la plus légitime du monde restait, selon lui, tributaire de témoignage qu’il recherchait indéfiniment depuis près de cinquante six ans.
La lune, qui faisait rêver les amoureux, s’était levée ; son disque de platine phosphorescent était ponctué de rousseur et ne diffusait qu’une maigre lueur insignifiante dans cet univers obscur où l’on se mouvait avec beaucoup de peine. Un vent léger berçait les feuillages qui bruissaient comme un taffetas, traîné par une élégante princesse, dans un paradis animé par les chants mélodieux de canaris. La fraîcheur retombait et humidifiait le tapis de verdure où gisaient les hommes qui s’étaient tus, terrassés par la fatigue. Ils geignaient de courbatures diffuses et leurs corps leur faisaient mal à chaque mouvement. Leurs esprits détachés des splendeurs de la vie ne les entraînaient nulle part et ils ne rêvaient à rien. Ils n’en avaient pas le loisir, encore moins les moyens, acculés à courir derrière le pain dans leur environnement dépourvu des belles choses qu’offre pourtant la vie à tous. Ils tournaient, se retournaient en maugréant, déterraient un caillou qui les gênait, maudissaient le jour où ils vinrent au monde. Ils ne savouraient pas leurs bâillements qui étaient entrecoupés. Le destin s’acharnait à les torturer, jusque dans leurs heures de repos. Mais la nature reprend infailliblement ses droits et le sommeil finit par les conquérir. Ce fut le silence, troublé seulement par des ronflements innocents, propres à chaque individu dur terre, la seule chose qu’ils partagèrent avec les humains.
Hamza demeurait éveillé, les yeux rivés sur la voûte céleste immense, constellée d’étoiles en myriades ou solitaires. Il songeait aux centaines d’iniquités qu’il apprit pendant ces moissons. Cette tyrannie était dure à subir, engendrait un affront insupportable, frappait aveuglément et sans discernement, sentait à mille lieux le racisme honteux. Le bois de combustion était rigoureusement réglementé et tombait dans les faits sous l’interdit ; l’impôt redevable pour une chèvre était plus cher que la chèvre ; jeter la femme en prison pour obliger le mari à payer, dépassait les limites de l’entendement ; le Hakem mettait les indigènes en taule sans aucune forme de procès et à sa bonne humeur et si un prévenu rouspétait, il était assommé par une période supplémentaire par simple fantaisie. Ces Roumi, qui dominaient le pays des Arabes, avaient intérêt à les museler, mais, le petit caid n’était pas obligé de martyriser ses frères qu’il devait défendre ou tout au moins leur épargner ses viles corvées. Qui doit alors défendre les indigènes ? Se peut-il qu’ils aient abdiqué pour toujours ? Devra-t-on attendre indéfiniment le Mahdi, ce réformateur de l’état social que semblent attendre les populations ? Toutes ces pensées trottaient dans son cerveau et il en souffrait terriblement. Il en voulait à ces faiseurs de mal qui ne suscitaient ni sa colère ni sa fureur. Il ne les aimait pas, mais ne les haïssait pas. Il découvrait leur réelle nature qui entrait brutalement dans son existence.
Enfants et adolescents avaient déserté les champs en ce moment de fournaise, ainsi que quelques bénévoles. L’ombre était recherchée comme de l’élixir aussi bien par les êtres paresseux que par les dégourdis pour se prémunir contre cette nonchalance qui dope l’esprit et ramollit les muscles. On s’y affaissait, on essayait de roupiller, on se faisait l’illusion que l’air frais soufflait et l’on recevait de plein fouet une charge de moustiques qui piquaient un organe et en absorbait un peu de sang. Mais les roulants, ces hommes robotisés par le dénuement total, restaient là et battaient réellement besogne à la sueur de leur front, méritant plus que le salaire. Le moqadem fit sa troisième incursion du jour pour évaluer la récolte. Il marchait entre les bottes de blé en vrai pèlerin, prenait une gerbe, puis une autre et une autre. Les épis étaient pleins et chacune contenait une centaine de grains. Il remercia le Seigneur pour cette prospérité, les bras levés en haut, le regard lointain et implorant, comme s’il voulait voir le Clément et Miséricordieux. Mais il le sentait au fond de lui-même et dans sa chair. Alors il se prosterna, baisa par trois fois la terre et pria : « Seigneur tout puissant ! Fasse que cette prospérité dure et éclaire les hommes sur ta grandeur et ta générosité. Fasse que ta Justice règne dans le monde. Fraternise entre les gens des Ecritures Saintes. Délivre la terre de l’Islam des impies qui la souillent. Fasse que nous soyons ton épée pour la libérer.». Hamza contemplait en silence l’humilité de son père dont il essayait de pénétrer les pieuses invocations. Cela lui insuffla de l’ardeur et il reprit la faux, tandis que le moqadem s’éloignait d’une démarche humble et dans un état de dévotion sublime.
Mais, la tache était pénible et Hamza résistait de moins en moins. Il ne tenait plus la faux avec la vigueur nécessaire et son genou pliait parfois. Il supportait au plus mal cette atmosphère lourde, expirait une haleine chaude qui lui donnait une sensation de gêne respiratoire. Il ôta son chapeau et s’épongea la tête trempée d’une sueur visqueuse qui adhérait à la peau. Il ne bossa pas plus d’une demi-heure qu’il s’était épuisé. Les colporteuses n’assuraient plus leur service et il demanda à son voisin Karim de lui passer la gourde. L’eau n’était pas fraîche, mais tiède et il but seulement deux gorgées qu’il cracha. Va te reposer, lui suggéra Karim. Par égoïsme, il désirait être précocement l’égal des adultes, persévérait au labeur. Mais, sa volonté s’avoua vaincue et il allait quitter les champs, quand un campagnol couina et attira son attention. La bestiole, qui était terrorisée, courait à toute allure et bondissait. Elle fuyait un reptile, long de deux mètres environ, qui la poursuivait à toute vitesse. Avec une agilité foudroyante et un réflexe prompt, Hamza fit un saut et parvint à la hauteur du serpent qui se dressait sur sa queue et projetait sa gueule béante pour avaler le malheureux campagnol, exténue et à bout de souffle, épouvanté par la peur. Il brandit sa faux et la planta courageusement dans le cou du reptile qui, frappé mortellement, braya, roula sur lui-même et cessa de vivre. Tout se déroula en quelques secondes et Belkacem demeura cloué à sa place, surpris et admiratif, il finit par dire : « Bravo mon grand ! ». Satisfait de son exploit, Le garçon éluda le compliment en ressentant un ineffable sentiment de fierté. Il ramassa des brindilles sèches, mit le feu et y fourra le serpent dont on sentit les graisses frire.
Hamza regagna le petit bois de hauts peupliers, à écorce argentée et lisse, dont les feuillages aérés laissaient passer des éclats de lumière, qui dansaient sous leurs ombrages. A la lisière, des bêtes de somme étaient accroupies au pied des arbres et reniflaient, tandis qu’un pur sang ruait et hennissait, pressentant la présence d’une jument au loin. Des vignes solitaires croissaient et leurs sarments grimpaient autour de quelques troncs de cyprès, conservaient quelques grappes que becquetaient des oiseaux, en interprétant un concert de chants mélodieux. Des moissonneurs épuisés roupillaient, allongés sur un tapis de verdure, visages couverts par leurs turbans. D’autres ne parvenaient pas à dormir, vidés d’énergies. Ils restaient assis par petits groupes, observaient un silence stoïque, ne pensaient à rien, n’écoutant même pas les pulsations de leurs corps. Les adolescents se rafraîchissaient près d’une marre peu profonde où ressurgissaient de faibles sources. Ils s’amusaient à se rosser d’eau, à tremper leurs visages et leurs têtes qui s’asséchaient aussitôt. Hamza les rejoignit et se débarbouilla sur le champ, puis s’abreuva longuement. Il taquina son ami Ali, reprocha à son équipe son manque d’endurance. C’est une chose qui ne fait pas du tout honneur, leur dit-il. Mais Ali, qui était son second, lui répondit, sans se sentir humilié, qu’ils avaient travaillé comme de vrais forçats et qu’ils avaient droit au repos. .
La foule vivait ce moment avec intensité pour échapper, quelques fois, aux tristesses intarissables et empoignantes que provoquait l’emprise coloniale, de plus en plus sévère, qui les privait de tout et tendait à les anéantir. Hélas, ce divertissement fut vite perturbé par un chien qui aboya, puis un autre et enfin toute la meute se mêla aux cris rugissants, rauques ou aigus et gueulait à mesure que passaient trois silhouettes non loin de l’enceinte du douar. Les bêtes jappaient furieusement et persistaient, attachés aux piquets qu’elles essayaient désespérément d’arracher en s’élançant souvent, saisies d’une nervosité trouble et exceptionnelle. Trois ou quatre habitants se dressèrent promptement. Hamza fit agilement un grand saut, tel un fauve en chasse de sa proie et les suivit. Ils sortirent du petit bois et virent trois hommes s’avancer vers eux, s’approcher de mieux en mieux et se distinguer de plus en plus : c’étaient des étrangers à la peau blanche, coiffés de bérets de couleur terne par un long usage, vêtus de pantalons en gabardine rude, étriqués et très courts, tellement limés qu’ils donnaient une impression de transparence.
C’étaient des roulants de souche espagnole, qui venaient d’AliCante, la deuxième capitale d’Hannibal le carthaginois, redoutable ennemi de la Rome antique. Poussés par la misère, tentés par d’alléchants échos qui leur parvenaient d’Algérie, ils quittèrent leur petit pays, voyagèrent clandestinement par bateau, attirés par la terre promise qu’ils s’imaginaient une terre neuve sans populations. Ils ne connaissaient ni le Français, ni l’Arabe et dirent avec beaucoup d’humilité et d’espoir à leurs interlocuteurs : «Cherche Trabacho ». Ceux-ci comprirent les quelques mots ; car ce n’était pas la première fois que des roulants européens se présentaient pendant les moissons depuis quatre ou cinq années et, passée la saison, ils devenaient des propriétaires terriens, obtenaient des crédits bancaires, accédaient aux divers concours de l’Etat et devenaient des citoyens. Ils les emmenèrent aux notables sans les brusquer et avec une courtoisie élémentaire, bien sûr en leur vouant de l’animosité secrète. Car, ils voyaient en eux de futurs ennemis, s’ils devaient rester définitivement. Le moqadem convia les visiteurs à s’asseoir, par devoir d’hospitalité et leur demanda s’ils avaient faim. C’était un langage de sourd et il se fit comprendre en recourant au premier langage humain, celui des gestes. Ils observèrent un silence pesant, lequel était trop significatif. Leur hôte envoya donc son fils Hamza leur ramener le manger.
Raoul et ses amis vinrent de Margueritte où le garde champêtre, toujours en faction même aux moments creux, leur avait dit qu’ils trouveraient embauche dans la plaine. Ils avaient tellement marché sous les dards brûlants qu’ils étaient épuisés et déshydratés. Ils réclamèrent de l’eau et s’abreuvèrent littéralement dans un sceau en caoutchouc. Ils commencèrent ensuite à percevoir les choses autour d’eux, à leurs justes proportions. Ils dévorèrent de leurs yeux les champs de blé qui s’étendaient à perte de vue que le souffle du vent berçait, observèrent la terre avec avidité qu’ils pensèrent très généreuse, envièrent les habits chiques de leurs hôtes et regardèrent enfin avec une supériorité méprisante les moissonneurs qu’ils pourraient, se dirent-ils, employer la saison prochaine dans leurs exploitations, ce qui n’était pas un rêve, mais un projet facilement réalisable, tant ils étaient sûrs qu’ils ne couraient pas l’aventure en Algérie. Car, le sentier battu par leurs devanciers en drainerait autant d’hommes de la rive Nord de la Méditerranée qu’implantaient la baïonnette et un règlement fabriqué sur mesure, à coté de l’Arabe, à la place de l’Arabe, parce que la poudre indigène ne tonnait plus.
Les moissonneurs, roulants et autres, quant à eux, considéraient ces étrangers en vrais conquérants glorieux, plutôt que de pauvres malheureux qui méritaient charité. Ils ne manifestèrent à leur égard aucun sentiment de solidarité, les uns et les autres ne se sentant pas unis par un même destin. Cette Armée de roulants, qui inquiétait tant le pouvoir, n’était nullement révolutionnaire et portait en elle-même les germes de la contradiction interne, nuisible à son unité, dont une partie seulement, l’européenne, était prise en charge par tous ceux qui présidaient aux destinées du pays. La générosité du moqadem rendait tout le monde perplexe : les œuvres charitables de la zaouïa touchaient les indigènes assurément. Mais pouvaient-elles s’étendre aux étrangers et de surcroît de confession chrétienne ? Allait-il les embaucher ? Non ! Non ! Sa clairvoyance l’en empêchera malgré son altruisme naturel. C’était une sorte de vengeance dont ils se réclamaient : œil pour œil, dent pour dent. Les Roumi refusent de nous embaucher et nous préfèrent les Marocains qui travaillent pour un misérable salaire journalier de six francs avec une pitance, au lieu d’une réelle nourriture.
Hamza se pointa et déposa pour les quêteurs d’embauche un plat moyen assez consistant et largement suffisant pour trois moissonneurs de grand appétit. Ils regardèrent la nourriture abondante qui faisait vibrer leurs sens, se léchèrent leurs lèvres et semblèrent embarrassés par le choix. Alors, ils commencèrent par la fin, se partagèrent la viande qu’ils dévorèrent en un clin d’œil comme des loups, n’entendant rien, ne voyant rien. Puis ils croquèrent les ossements et avalèrent en quelques bouchées la petite montagne de légumes. Il n’en restait plus que le couscous qu’ils n’avaient jamais mangé et ils hésitèrent un moment. Mais, leurs estomacs crevaient de faim et ils sifflèrent les cuillerées de plus en plus vite. La saveur leur donna d’autres envies et Raoul demanda du Chrab, en pointant le pouce vers sa bouche, en faisant tanguer sa tête. L’expression, qui désignait le vin dans le jargon populaire, fut d’une insolence extrême et provoqua le mécontentement nerveux des notables. Quels effrontés, murmurèrent-ils. Il ne manquait plus que cela, gronda l’un d’entre eux. Très contrarié, le moqadem intervint pour calmer les esprits et répondit à Raoul que le Chrab était interdit par la religion musulmane. Raoul, qui n’en savait rien, comprit qu’il venait de faire une grosse bêtise et n’insista pas. Ils achevèrent le repas dans un silence ennuyeusement gênant et dirent : « Merci beaucoup ». Les notables, qui furent sollicités à se prononcer sur une éventuelle embauche, répondirent par la négative et le moqadem indiqua à Raoul les exploitations coloniales dans les profondeurs de la plaine qui pourraient les employer. Les trois roulants s’en allèrent par les sentiers à la rencontre de leurs coreligionnaires.