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- > Mohamed dans son jardin, extrait hé! c’est moi qui l’ai tué; Ahmed bencherif
La monture de Mohamed galopait merveilleusement, jetait des pas courts mais rapides et lui, il balançait nonchalamment ses jambes, fredonnait un air, de sa voix grosse, alors que son gosier n’eut jamais à avaler de fumée de cigarette. Il était comme toujours heureux d’aller bêcher, désherber, arroser, labourer, planter, semer, ou récolter. Il aimait son label, adorait sa terre. Alors, il leur ouvrait grand le cœur et leur donner des prévenances à tous les instants. Il arriva à la parcelle qu’il convoitait depuis toujours : elle était belle, généreuse, douce et clémente, aimante comme une femme. Il mit pied à terre, ouvrit la porte basse, éconduisit son âne jusqu’au bouquet de tamarix au bord de l’oued. Il observa son propre rite matinal de fellah en mal vie, en manque de tout : il prit une poignée de terre, la baisa et la huma langoureusement, puis la racla de sa langue. A chaque fois, il en ressentait l’ivresse et disait : «Quand seras-tu à moi tout seul ? Jamais les autres prétendants ne te prendront à moi ; je serai toujours là pour leur faire barrage et jeter à l’eau leur projet. Eux ne t’aiment pas, moi, je t’aime ; eux profitent de ta générosité, moi, j’écoute tes plaintes et tes gémissements, quand tu subis des violences, quand tu pleures ; alors, je souffre dans le plus profond de mon être. Toi aussi, tu m’aimes et tu n’aimes pas ceux qui profitent de ta générosité. Moi non plus, je ne les aime pas ; mais je n’ai pas de bras pour te défendre. Demain quand mes fils auront grandi, alors ils viendront à ton secours et sois sure que je trouverai ce trésor fabuleux pour t’avoir à moi seul. »
C’était son deuxième jour d’arrosage de la semaine. Son jardin était dépourvu de puits et il n’eut jamais l’idée lumineuse d’en foncer, car l’indivision le terrorisait. Pourtant, c’était facile pour lui : foncer à quatre ou cinq mètres sur un rayon d’un mètre au plus, ramener à dos d’âne des galets de l’oued tout proche et de l’argile. Il ne le fit pourtant jamais, non qu’il fût égoïste, mais il ne voulait point travailler gratuitement pour les autres. Tant que l’eau de la djemaa existait, il ne se faisait pas de soucis. Il prit sa bêche et alla en aval de l’oued, traversant plusieurs lopins de terre séparés par de très basses clôtures presque à raz du sol. Il longea la seguia sur quatre à cinq cents mètres, puis il revint sur ses pas en défonçant trois ou quatre retenues, distantes les unes aux autres, qui retenaient l’eau en amont de son jardin. La seguia ne passait pas entre les cultures, mais défilait en hauteur sur une petite bande inculte, broussailleuse, ce qui la préservait des éboulis de sable. L’eau y coulait par un faible débit, faisait parfois des ondes et moussait, ralentissait son écoulement, débordait sur le côtés. Alors, il curait l’excès de sable et des brindilles charriées qu’il remettait sur les rebords. Ce supplément de travail lui déplaisait, l’irritait et déliait même sa langue : « L’annexe (commune mixte) ne se soucie pas de notre destinée de fellah, ne fait rien pour construire une seguia en dur et une retenue collinaire digne de ce nom. Le Hakem (l’administrateur qui est aussi chef d’annexe) mange les légumes de l’oued et donne des crédits au village pour y faire des travaux de ceci et de cela ».
Mohamed ordonnait bien son jardin : carrés longs et peu larges de carottes, navets, radis, poireaux, courgettes, orge. Il en avait arrosé la moitié de la superficie en deux heures, boucha le dernier carré et repartit en amont fermer l’amenée de l’eau. De retour, il récolta pendant un bon moment des légumes, qu’il lava méticuleusement à la seguia, en coupa le surplus d’herbes, en fit des bouquets de même volume, sans pesage, juste au coup d’œil, en emplit son sac qu’il affréta sur son âne sur lequel il monta lui-même et prit la direction du village, en empruntant la voie bourbeuse de l’oued, qui au cours des crues furieuses, avait tracé un curieux lit : il s’élargissait à mesure qu’il descendait sur une basse profondeur, puis il se heurtait de front à une haute falaise au nord et dévorait la terre au sud, puis il défilait en creusant et en se rétrécissant, toujours emprisonné par la même falaise qui va mourir à proximité du pont pour laisser surgir soudain son confluent et ainsi former une menace sérieuse des inondations violentes et impressionnantes.
La traversée était assez ennuyeuse pour lui : car il contournait un nid de roseaux, un nid de lauriers sauvages, une marre d’eau, d’énormes galets. Pour un promeneur, c’était romantique de patauger un peu dans la boue, sécher ses chaussures sur du sable doré, écouter le gazouillis ininterrompu, voir son visage sur une flaque d’eau limpide, couper un rameau de dattier de chine, contempler les sautillements d’une grenouille, en entendre les coassements, écouter les flagorneries des fellahs sur les deux rives, en croiser quelques uns empressés. Mohammed était surtout un homme tranquille, jamais en course pour quoi que ce soit, jamais passionnément affairé. Il appartenait à cette catégorie d’individus qui donnent le temps au temps. Ses activités restreintes lui engendraient un vide immense qu’il ne savait comment meubler. Cependant, il n’en éprouvait aucun ennui et ne rêvassait jamais.
Il longea enfin la dernière exploitation agricole où mourait la falaise médiane entre l’oued et son confluent : elle était abritée sur les deux rives par de hauts cyprès qui la cachaient, louée par un Français qui faisait l’élevage porcin pour l’approvisionnement en charcuterie du régiment de légionnaires cantonné dans la caserne qui surplombait la rive Nord du cours d’eau, témoin de la conquête du village en 1881. Quelques pas plus loin, il monta et laissa à sa gauche le Parc à fourrages de l’armée et la rue de France, s’engagea dans la voie asphaltée qui menait au souk, dépassa le boulodrome, arriva au bouquet de tamarix qui symbolisait l’aire de vente des fruits et légumes, attacha son bourricot à un arbre, endossa son sac et alla se ranger sur une petite place. Là, il étala des poireaux, des radis, des carottes, des oignons, du persil, puis il dit : « O donateur de bienfaits, sois généreux ! ».
Edité à Constantine
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