Isabelle Eberhardt
Le destin te croisa à la fleur de l’age,
Te souffla le plaisir de courir l’aventure,
Découvrir de nouveaux et lointains rivages,
Te travestir en homme, t’équiper de monture,
Connaître d’autres mœurs, un culte et ses rites,
Fréquenter des femmes tatouées sans pudeur,
Apprendre l’Arabe et divers dialectes,
Vivre près des valeurs de bonté et candeur,
Contempler le métier à tisser en œuvre,
Admirer les mailles d’un tapis truculent,
Tenir dans tes bras un bébé que la mère sèvre,
Manger à ta faim du couscous excellent,
Sentir les haleines des grandes cuisines
Où le feu crépite, trempé de résines,
Voir traire une chèvre qui mit bas la veille,
, En manger du colostrum tonique et délicieux
Avec des dattes fraîches de couleur vermeille,
Prendre voix aux cérémonies aux chants pieux ?
Fouler de tes pieds nus le sable du désert,
T’asseoir à l’ombre d’un palmier tout en fruit,
Sous l’immensité infinie des bleus éthers,
Au bord d’une seguia qui ruisselle sans bruit.
Isabelle ! Tu vins ! Tu vins au mont des Ksours
Rapporter l’inédit des batailles du Mougar,
Que livra Bou-Amama, le héros de toujours,
Grand tacticien et brave comme un léopard.
Tu avais traversé des plaines et collines,
Des vallées et des monts, des coteaux de vigne,
Et l’immense steppe, dans un train noir de suie,
Roulant cahin-caha, assourdissant de bruit.
Tu avais débarqué en gare d’Ain-Sefra,
Capitale des Ksours de très longue date,
Des oasis froides, que couvre un beau drap
Blanc de neige en hiver, en été, nonchalantes.
C’était au printemps, la saison des éclosions
Des fleurs et des bourgeons, de la traie des brebis,
Du chant des abeilles, du vol des papillons,
Du concert très joyeux du merle et du colibri.
Un soldat t’accueillit, sur ordre de Lyautey,
Avisé lui-même sur mot de Barrucand,
Pour remplir la page du journal redouté
Par des colons soucieux de préserver leur camp.
Le général t’émut par son élégance,
Sa noble courtoisie et son tempérament,
Sa riche culture et de plus sa tolérance
Et tu fus aussitôt conquise d’engouement.
Lui-même découvrit la femme de lettre,
A l’esprit rebelle, bien plus originale,
Souffrant le mal d’autrui, comme un vrai prêtre,
Couchant dans son journal de brèves annales.
Tu élis ton logis sous les tuiles rouges,,
Dans ce beau village, d’un côté saharien
Qui invite aux évasions douces et songes,
De l’autre nordique, sans moissons, peu de biens.
Ton regard d’artiste tomba si amoureux
De ces couleurs douces et dorées de la dune,
Violentes des monts au dénuement affreux,
Présent contraste insolite qui domine.
Tu choisis là ton havre pour donner à ta plume
Ces élans d’engouement et cette élévation,
Ces éclats de phrase poétique sans rime,
Ce génie d’aller vers les sublimations.
Ton chemin menait à libérer la femme
Du joug masculin trop fort jamais ébranlé,
Jamais adouci malgré ses flots de larmes
Son combat douteux par la plume voilée.
Ce village t’en fit princesse unique,
Sa fille adoptive adulée et aimée,
Respectée sans faire vaines polémiques,
Sur tes goûts libertaires qui l’avaient charmé.
Le rendez-vous infaillible sonna son glas
Par un ciel serein vers la fin d’octobre,
Par un après-midi chaud et de calme plat,
Tu fus surprise par les flots dans ta chambre.
C’est là en l’an quatre du triste siècle
Des sales conquêtes que périt noyée
La belle Isabelle, éblouissante perle,
Emportée par l’oued en jour ensoleillé.
Belle mort de martyr, porte du paradis,
Comme un combattant pour les nobles causes
Qu’espère tout croyant tout le long de sa vie
Pour jouir dans la paix l’éternité rose.
On était un lundi cinq juillet, une journée chaude qui évoque de paisibles vacances au bord de la mer, quand le soleil hale la peau, l’air s’alourdit, les feuilles des arbres se figent, l’ombre devient précieuse, et que l’on éprouve la forte envie d’une baignade ou d’une plaisance à la voile blanche, sous un ciel d’éther où des mouettes planent au dessus des eaux bleus dormantes, en donnant un concert monotone. Alors, l’homme s’oublie volontairement, s’évade de son spleen coutumier pour vivre intensément son plaisir qu’il sait court et éphémère, se donne pleinement à la jouissance des péchés mignons, en compagnie d’une douce compagne, objet de ses convoitises charnelles. Il est au comble du bonheur, car il est le roi de l’amour. L’engouement saisit ses sens et suspend son imagination, la raison déserte son esprit même ; les cimes de l’anatomie féminine sont violemment charmantes, le prétendu chasseur n’est plus qu’un gibier, soumis aux caprices de sa partenaire et, dans son subconscient, seront gravés ces moments idylliques.
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La date avait une signification précise et mémorisait un accident de l’histoire qui secoua brutalement l’ordre des choses sur le sol algérien. Le cinq juillet, terrible et désastreux, ouvrit la porte des enfers et charia un fleuve impétueux et intarissable d’horribles drames qui bafouent la dignité humaine et choquent l’imagination. Se peut-il qu’un homme commette du mal et s’y adonne de façon perverse pour atteindre le paroxysme de la cruauté ? Plus grave encore, quand l’hystérie le pousse à renchérir ses actes ignobles et que condamnent sans équivoque les valeurs universelles : la force donnait ce courage, l’avidité ingrate stimulait, la violence se justifiait pour écraser toutes les formes de résistance à la conquête.
Par cette journée lourde de chaleur, on commémorait le soixante-deuxième anniversaire de la capitulation du Dey Houcine, que le sort des armes provoqua de façon inattendue et bouleversante, en moins de vingt jours de combats. Jamais gloire ne sourit autant à un soldat : le général de Bourmont, commandant le corps expéditionnaire de trente cinq mille hommes, sortit vainqueur, alors que quinze ans plus tôt, il avait rallié l’ennemi, la veille de la bataille de Waterloo dont le désastre militaire provoqua la chute de son empereur Napoléon 1er. Son premier coup de canon, sur Alger, entraîna également la chute du roi Charles X et enterra cent quarante ans d’entente et d’amitié, de relations commerciales et d’alliance stratégique entre la Régence d’Alger et Paris. Il s’y trouva un Laborde qui désavoua la guerre au roi avant même qu’elle n’eût commencé, tant sur sa légalité, sa justesse, son utilité et son avantage : « est-il avantageux pour la France de prendre Alger sans pouvoir le garder » .
Jamais les conquérants et les conquis ne furent aussi éloignés les uns des autres. Le souvenir de la guerre était hallucinant : des morts tombés dans l’oubli, des invalides qui la rappelaient cruellement, des tragédies humaines narrées à bout de champ. Une muraille infranchissable les séparait, les compartimentait en deux blocs distincts et chacun restait dans son propre milieu, fidèle à ses principes et ses vœux, sans que l’idée même ne le caressât pour aborder l’autre. Leurs comportements respectifs indiquaient clairement que la guerre n’était que partie remise, que les braises vives demeuraient ensevelies, sous une montagne de cendres que les vents de la liberté balayaient sans cesse : le colon avait le sourire au visage et la peur au ventre ; l’indigène s’indignait et ruminait sa vengeance.
L’évènement était exceptionnel et prestigieux et, partout en Algérie, dans les grandes villes comme dans les centres de colonie, l’on respirait l’air émouvant de la fête qui revenait chaque année rappeler la victoire et faire vibrer les sens. Le village de Marguerite ne manquait pas ce rendez-vous et redoublait d’ingéniosité pour s’embellir. La place publique, qui était clairsemée de petits carrés de verdure et de fleurs, sentait encore l’humidité des arrosages matinaux et les pavés blancs conservaient la trace grise de l’eau. Un millier de fanions multicolores bleus intenses, blancs mat et rouges vif flottaient dans l’air et donnaient des fragments d’ombre. Dans son milieu, le podium se dressait en surélevé, magnifié d’arcades et habillé de drapeaux et sur ses deux flancs, au rebord des rues, les magasins et les vitrines fermés se faisaient la même beauté.
Vêtus d’élégants costumes en la circonstance, les fêtards arrivaient de toutes parts, se saluaient jovialement et émettaient de cœur les vibrants souhaits d’avenir, pour prendre racine dans un pays étranger, qu’ils s’étaient appropriés. Subjugués par les dons généreux de la terre, ils criaient et criaient leur attachement à l’Algérie coloniale. Les femmes se rivalisaient de grâce et de beauté et, blondes ou brunes, noyaient le prédateur dans l’embarras du choix qui marmonnait par réflexe : « celle-là est belle et moins charmante, l’autre tout à fait le contraire » Mais, il dirait mieux en petit courtisan à l’une et à l’autre. Par leurs bras et leurs jambes nus, leurs corsages insolites en profondeur, elles révolteraient leur arrière aïeule. Mais, elles vivaient leur temps et leur lubricité, qui n’avait rien d’équivoque, leur ouvrait une ère nouvelle d’affranchissement à la vieille dépendance masculine.
Le podium constituait, de tradition, la tribune d’honneur des grandes cérémonies, où de singulières personnalités se produisaient en parfaits artistes, tenaient leurs harangues pour chauffer à blanc les foules, ou jasaient ennuyeusement en piètres orateurs. Les deux genres étaient là et l’on enviait ces hommes, assis sur des chaises rembourrées, sous la coupole, au dessus de laquelle, flottait, fièrement, un grand drapeau flambant neuf. Ils étaient tous là, les élites de la société qui oppressaient le cœur par leur médiocrité et leur avidité et surtout leur opportunisme savamment cultivé. L’administrateur Martin et sa suite, le capitaine Paul et ses adjoints, l’adjoint spécial Jacques, redoutable représentant de la communauté européenne, des anciens combattants auréolés de brillantes médailles et enfin le caïd.
La rue Saint Arnaud était animée par de multiples boutiques dont certaines répondaient au goût de leur temps, où l’homme était le propre artisan de sa vie et sublimait toutes ces belles curiosités artistiques qui manquent cruellement aujourd’hui dans nos salons ou sur nos épaules : là se trouvait un couturier brodeur, à coté un tanneur décorateur, un peu plus loin un armurier. Leurs articles et leurs produits procuraient de l’émerveillement qui coulait, fluide, dans l’âme ensorcelée par un souvenir vivant, aux motifs admirablement ouvragés. Les deux cafés maures lui donnaient un charme particulier par un canari qui chantait au seuil de l’entrée, par un gros pot de jasmin qui poussait et exhalait ses parfums, par une énorme jarre d’eau fraîche scellée au mur et ombragée par une toiture en planches rustres. Dans ce décor chatouillant, le revendeur de tapis ne manquait pas d‘apporter une touche exceptionnelle et présentait des produits de l’art de différentes régions du pays.
Pauline et Hamza laissèrent, à leur gauche, le boulevard Bugeaud, longèrent l’artère animée bruyamment par des passants aux voix explosives, tournèrent à droite et s’engagèrent dans la rue Cavaignac qui desservait le quartier embourgeoisé. De part et d’autre de la chaussée, de somptueuses ou modestes villas se rangeaient, surélevées au sol, fleuries par de petits jardins à basse clôture, couvertes de tuiles rouges, vers lesquelles rampaient les œillets, ajourées par de grandes fenêtres aux rideaux fins et transparents. Sur une véranda, une vieille femme somnolait, sur une autre, un homme lisait le journal, tandis qu’un autre cueillait des roses. Et elle, Pauline, passait comme une lumière que dévora le regard d’un passant, vite corrigé au flanc par un cou de coude de sa femme. Dieu l’avait comblée de grâces et de formes harmonieuses : ses lèvres sensuelles brûlaient à distance, ses yeux noisettes ensorcelaient le derviche, les deux grappes qui pendaient à sa poitrine étaient succulentes ; sa longue et soyeuse chevelure, qui retombait sur ses épaules, inspirait le poète au bord de l’eau. Elle avait cette nature espagnole, gaie et cultivée par la note des castagnettes et la danse du flamenco ; en complément de es grâces, sa vertu la protégeait contre tous les prédateurs.
Ils arrivèrent au seuil de la petite villa, moins gaie en verdure et sans véranda. Hamza voulut se retirer. Elle le pria d’entrer pour lui offrir un rafraîchissement. Il accepta difficilement et la suivit jusqu’à la cuisine où il déposa le couffin sur la table. Pauline, qui avait presque fondu sous la chaleur, ouvrit le robinet et se débarbouilla à la hâte. L’eau coula chaude et elle pensa qu’il valait mieux s’arroser sous la douche. Elle fit asseoir son hôte sur une chaise, lui offrit un verre de limonade et lui demanda de l’attendre quelques minutes. Elle se retira et l’on entendit l’eau tomber en cascades, puis elle revint, moulue dans une robe légère, plus belle et plus envoûtante. Elle prit une chaise et s’assit en face de Hamza qu’elle admira sereinement et longuement : il avait une belle figure, des yeux mauves pénétrants, des sourcils assez fournis, une vitalité surprenante et de la tenue avec une grande modération de gestes. Il lui paraissait cependant énigmatique, l’air sévère. Lui-même, avait le regard suspendu sur cette merveilleuse créature qu’il contemplait, qu’il gravait dans son esprit. Il planait, il voguait dans une sphère inconnue, mais merveilleuse. Enfin un charmant sourire se découvrit sur son visage qui respirait un sentiment étrange.
- Tu es belle Madame Pauline, dit-il d’un ton doux.
- Enfin ! A la bonne heure ! Cela me fait plaisir de t’entendre parler. Au magasin, tu étais gai ; en chemin, l’expression dure de ta belle figure m’avait fait peur. .Je t’ai peut être dérangé en te ramenant avec moi. Tu n’es pas fâché ?
- Ce n’est pas cela du tout. Cela m’a fait plaisir.
- En es-tu sûr ? Tu voudrais encore m’aider à faire les courses ?
- Je ne sais pas, c’est tellement nouveau pour moi. Je n’ai jamais fait le porteur pour qui que ce soit. Tu sais, je n’avais pas obéi à mon père pour venir avec toi. Je l’ai fait de moi-même, poussé par quelque chose que je ne parviens pas à m’expliquer. Tu viens d’où ?
Cette converse paisible s’arrêta soudain. Pauline hésita de répondre, par crainte de lui révéler la miséreuse vie qu’elle passa dans son pays. Elle voulut lui laisser cette image sublime que Hamza se faisait d’elle et, dans le même temps, elle éprouva une singulière nostalgie pour sa ville natale. Elle était espagnole et débarqua en Algérie, comme bon nombre de ses jeunes concitoyennes désireuses de se marier, car beaucoup de civils et de militaires qui affluaient d’Europe vivaient dans le célibat. Celles-ci, fort belles et attachantes, s’intégraient dans la société coloniale comme servantes et leurs vœux étaient à coup sûr exaucés. Pauline travailla, à ce titre, chez deux gros colons à Alger. Mais les frictions et les scènes de jalousie empoisonnèrent son séjour de deux ans, quand la chance lui sourit enfin. Elle rencontra un interprète, Philipe, qui était en stage à la préfecture d’Alger. Celui-ci tomba vite amoureux d’elle et leur mariage fut célébré à la cathédrale de Katchaoua, ancienne mosquée séquestrée. Elle s’installa depuis trois ans à Marguerite avec son mari qui y travaillait à la commune mixte.
- Je suis de Cordoue, une très belle ville d’Espagne. C’est l’Andalousie, tu sais.
- Vaguement. As-tu des enfants ?
- Non. Tu ne vas pas à l’école française ?
- J’ai fait seulement trois années et je me suis arrêté.
- Et pourquoi ? Les études sont utiles.
- C’était dur pour moi, mais j’étudie l’Arabe. Je m’en vais maintenant.
Il poussa un long soupir et se leva promptement, l’air dur et les yeux en feu. Pauline en était sidérée, elle regretta amèrement sa curiosité et il la quitta en lui disant au revoir. Il marchait dans la rue, absent et évoluant dan un autre monde. Trois années d’école signifiaient pour lui trois années d’enfer sur terre. L’instituteur haïssait les élèves indigènes, les parquait au fond de la classe, les brutalisait, les humiliait et les poussait à abandonner l’école. Là, il apprit la haine et son corollaire le racisme, là, il refusa le triste surnom d’indigène. Il eut une sérieuse confrontation avec son père pour cesser d’étudier le Français dans ces conditions affreusement lamentables. Sa décision était irrévocable, alléguant que la langue arabe lui suffisait pour atteindre les cimes du savoir. Le père, qui ne cherchait que le bien être de son fils, dut s’incliner, confiant dans l’avenir de la langue arabe qui avait des racines profondes et donna tant à l’humanité.
L’image sublime de Pauline s’insinua dans son esprit troublé. Il la sentait en lui-même, autour de lui-même, saisi par une émotion passagère inconnue jusqu’alors. Le sourire timbra son visage et la gaieté le conquit. Il l’aurait voulue, une perle rare à conserver tout le temps avec lui-même, mai il ne savait pas où. Dans sa poche ? Mais une poche n’est pas le lieu d’élection d’une perle. Mais où ? Il ne le savait pas. « Ah, se dit-il, elle a de la noblesse et diffère de la femme du Hakem qui est exécrable par son arrogance ou Graziella, celle qui fait jaser tous les gens ». Sa Pauline était douce et discrète, respectée de tous. Elle n’appartenait pas au camp ennemi, son appartenance aux gens opposées ne faisait pas d’elle une vilaine personne à tous les coups. Hé ! Oui ! Est l’ennemi celui qui vous précipite dans l’ignorance, honnit vos usages et vos coutumes. Il estimait bien Pauline. Il ne parvenait pas à définir son sentiment envers sa Pauline et cela l’ennuyait