L’auteur des tomes I et II de l’insurrection de Margueritte, le romancier et historien Ahmed Bencherif, vient de publier un autre ouvrage, soit un tome III, consacré, cette fois-ci, au procès des insurgés de Margueritte qui s’est déroulé à la cour de Montpellier (France) entre le 15 décembre 1902 et le 28 février 1903.
Le nouvel ouvrage est édité par la maison d’éditions française L’Harmattan. Margueritte représente d’abord un lieu. C’était un petit village colonial, créé en 1880 à proximité des mines de fer du Zaccar, massif montagneux, proche des plaines fertiles de Meliana, ville antique carthaginoise, siège de la sous-préfecture, de la subdivision militaire qui fut commandée par le général Margueritte, avant l’année 1870 où il périt à la bataille de Sedan, lors de la défaite de l’armée française face à l’armée prussienne.
Les colons avaient donc baptisé ce nouveau village du nom de Margueritte, en remplacement du nom originel, Aïn-Torki. C’est ensuite une affaire de justice, individualisée comme l’affaire de Margueritte, qui avait mobilisé les opinions publiques métropolitaine et coloniale pour le procès des insurgés de Margueritte, à la cour d’assises de Montpellier. Pour rappel, les Righa furent frappés de dépossessions massives successives dès l’application du sénatus-consulte de 1864, puis en 1877 et en 1881 pour un total foncier de 3 262 ha. En 1900, les Righa ne possédaient plus que 4 006 ha pour une population de 3 200 âmes. Ils avaient perdu depuis 1864 un foncier de 6 000 ha. A la même date, leur cheptel était de : 1 122 bovins, 1 537 moutons, 3 891 chèvres. Alors que le douar possédait en 1868 : 2 012 bovins, 10 934 moutons, 4 776 chèvres pour une population de 2 000 âmes.
En effet, 125 insurgés furent mis préventivement en prison à Alger. Ils étaient en sursis de la condamnation de mort. Le procès s’ouvrit le 11 décembre 1902 à la cour d’assises de Montpellier. Il avait été fortement médiatisé et avait soulevé les passions. Il était donc très attendu et tous venaient voir ces hères qui devaient être jugés, et que la presse avait présentés comme le produit de la détresse humaine. Mais tous n’étaient pas présents. Dix-sept d’entre eux périrent dans la prison d’Alger. Parmi les vivants, il existait 80 malades dont quinze vieillards et un aveugle. Autre preuve que l’information judiciaire avait été bâclée dans la colonie.
L’état misérable et fragile des inculpés, qui passaient au box des accusés, provoquait l’émoi du public dans un palais de justice archicomble.
Eux-mêmes étaient fortement impressionnés par la propreté des lieux, la tenue des hommes et des femmes, les robes noires, et surtout ne croisèrent aucun regard hostile. Ils semblaient étrangers dans un pays et étrangers à ce qui s’y passait. Ils ne voyaient pas comment justifier leurs actes vis-à-vis de la société, cette société qui les avait opprimés, écrasés, déshumanisés. Tous ces éléments leur intimaient de se taire et de regarder ces interminables audiences dans une passivité extrême. Ce procès était grand. Outre les 107 accusés, 85 témoins entre colons et musulmans étaient présents, 50 avocats, le représentant du gouverneur général.
Le procès fut clos le 8 février 1903, après 40 journées d’audience. Le verdict tomba comme un désaveu à la politique coloniale d’oppression et d’exactions suivie envers les indigènes et provoqua en retour une désapprobation active des colons qui avaient espéré la peine capitale pour les rebelles. En effet, il avait été plutôt clément et impartial, avec l’acquittement des uns et la condamnation à la prison pour les autres : 81 accusés furent acquittés ; Mabrouk, Hamza et deux autres furent condamnés à perpétuité, 20 autres écopèrent entre 5 et 15 ans de prison, avec interdiction de séjour. Mabrouk et Hamza moururent deux années plus tard en prison à Alger. Les acquittés furent à leur retour déportés dans le Sersou, leurs terres et leurs biens confisqués suivant un arrêté du gouverneur général qui leur avait octroyé chacun trois ha.
Notons, enfin, que l’écrivain et poète Ahmed Bencherif est né en 1946 à Aïn-Séfra et est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment : Margueritte tomes I et II ; La Grande Ode ; L’Odyssée ; Hé-hé-hé c’est moi qui l’ai tué.
B. Henine
L’insurrection
Le vendredi 26 avril 1901, des hommes « Righi » du douar d’Adélia se soulèvent, munis d’armes de guerre et blanches. Cent-vingt-cinq « indigènes » se soulèvent contre le colonisateur. Ils marchent sur le village européen de Margueritte, de son nom originel : Ain-Torki. Cette petite agglomération fut créée vers 1880. Elle est située à neuf kilomètres de Meliana, une vieille cité antique et riche terroir qui avait justifié l’implantation coloniale précoce. Sur leur chemin, ils passent par la maison forestière où un accident meurtrier se produit. Cette tribu était accablée d’impôts, de corvées, d’amendes forestières et de diverses humiliations. Elle était précocement frappée de dépossessions agricoles, dès l’année 1863. Et depuis, elle continuait à les subir, sans foi ni loi. Elle subissait en se résignant devant la loi du plus fort, qui de surcroit, était inique. Longtemps, elle en avait accepté les injustices flagrantes et les vexations, en espérant de meilleurs lendemains. Ce n’est que tardivement qu’elle s’était plainte, quand elle fut en fait saignée à blanc.
Définition de ce mouvement armé
En son temps, plusieurs définitions sont données à ce mouvement armé, aussi bien par la presse que par les services du gouvernement général, ainsi que l’archevêché d’Alger. Il faut noter qu’il est de faible ampleur, puisqu’il est localisé à un petit village de 300 habitants au plus et que son impact immédiat reste relativement modeste. De ce fait, il est promptement réprimé dès la première intervention militaire. Or, les autorités coloniales et la presse étaient confrontées par le passé à des actions militaires puissantes et de longues périodes. Elles ne comprennent pas cette révolte de quelques heures et peinent à la définir systématiquement. Elles accusent directement les colons d’être des fauteurs de troubles et de désordres à Alger et occultent le tempérament insurrectionnel de l’indigène, quand il le faut. L’archevêque d’Alger, Mgr Oury, le gouverneur général, Jonnart, le préfet Lutaud le justifièrent, comme étant les résultats naturels de l’anarchie. Les concepts utilisés et vulgarisés sont : la révolution, l’échauffourée, la petite révolte, la grosse révolte, l’insurrection.
Révolution
L’adjoint spécial Jenoudet fait la déposition suivante au procès dans sa vingtième journée : ‘Vers midi, Désiré Gay vint placidement me dire : « il y a une révolution ! » (1). À son tour, Monsieur Monteils, administrateur adjoint, fit lui aussi la déposition suivante quand il était aux mains des insurgés et s’apprêtait à prononcer la profession de foi de l’islam : ‘Le caïd Kouider se présenta à moi et me dit : « C’est la révolution ! »(2).
Cet élu communal ne parait ni étonné ni bouleversé. Il était loin de se douter que c’était une « révolution indigène ». Car, la révolution est du seul registre des colons. En effet, les Français d’Algérie avaient fait leur propre révolution en 1898 contre les excès et les abus du pouvoir du gouvernement de Paris. Leur mouvement était dirigé contre les Juifs qu’ils jugeaient déloyaux dans la concurrence économique et surtout contre la France elle-même dont ils trouvaient la tutelle trop ferme et étouffante. Le parti colonial demandait une forme de fédéralisme avec la Métropole. Il obtint finalement en décembre 1900 l’autonomie financière qui s’exerçait par le biais des délégations financières, une forme de parlement qui établit le budget et fixe les taxes et les impôts. La révolution des colons menée par Max Régis avait longtemps défrayé la chronique et elle était encore très vive dans les mémoires aussi bien des colons que celle des indigènes. Elle avait longtemps défrayé la chronique presque toute l’année 1898 et laissait encore des conséquences de violence jusqu’aux mois d’avril et de mai 1901, particulièrement illustrés par des désordres qui avaient particulièrement déconcerté le préfet Lutaud. En effet, les jeunesses antijuives avaient provoqué des bagarres dans le café-bar Tantonville et mis à sac la Maison du Peuple.
Pour revenir à l’action armée des Righa, force est de constater que ce n’est pas une révolution qui a pour objectif de renverser le régime, au moyen d’une stratégie pour y aboutir. Deux critères indispensables lui font cruellement défaut : la discipline et le chef. Ces deux éléments sont constitutifs pour répondre au caractère guerrier et à la projection dans le temps. Or, ils sont imperceptibles tout le long de l’opération militaire. Sans risque d’erreur, nous pouvons avancer le terme anarchique qui est manifeste pendant le siège du village par les révoltés.
L’abandon du culte funéraire
Le Jour pointait à ses primes aurores, dans un immense disque de couleurs brisées entre le jaune ocre et le rouge violet, qui prenait imperceptiblement des figures géométriques fantaisistes, vers l’Orient souriant depuis les premiers âges de l’humanité. Le soleil émergeait doucement du néant et ses lumières partaient déjà conquérir le ciel bleu. La vallée s’étendait à perte de vue et prenait interminablement de la largeur, ponctuée de vastes ilots broussailleux ou de marécages où vivait une faune sauvage diverse, dominée naturellement par le lion, fort adulé par la population Gétule qui habitait, depuis trois mille ans avant notre ère, ces contrées quasiment indomptables, caractérisées par un relief montagneux accidenté et un climat capricieux, plus ou moins semi-aride. La rivière conservait des plans d’eau qui s’écoulaient, plus loin, au sud-est, au-delà du puissant Mons Malethubalus, (monts des ksour) pour fertiliser le grand erg occidental qui en dépendait en termes d’hydrographie.
La vie reprenait son cours après un sommeil nocturne, apportait son lot de joie ou de monotonie, donnait naissance à des espérances nouvelles, ouvrait son cycle de brutalité et de violence, dans cet environnement où rien n’était cédé, mais arraché de haute lutte. Les bruits s’élevaient de toutes parts : ceux des animaux se bousculaient, ceux des hommes étaient intermittents. Au bout d’un bref moment, ils s’étaient estompés, puis ce fut le calme qui régnait, troublé d’un moment à l’autre d’un chant lugubre du vent atlantique qui soufflait puissamment et faisait frémir les feuillages et les broussailles.
Au sud du bassin-versant, la montagne bleue se dressait majestueuse et imposante, avec des parois en saillie, favorable à l’ascension, marquée de dépressions abruptes où tombaient, de façon torrentielle, les eaux pluviales de saison. Son sommet, qui dépassait les deux mille mètres, semblait toucher le ciel. Ses bois étaient étagés et plus on montait, plus ils étaient épais et denses, parfois inextricables, par un tapis broussailleux de romarin, d’alfa, de palmiers nains. Le chêne vert, le genévrier et le pin les peuplaient essentiellement et en faible partie le châtaignier, le caroubier et même le pommier sauvage. Son gibier était composé de mouflons, insuffisant cependant pour nourrir tous les grands prédateurs en grand nombre et dont la mobilité rendait la chasse aléatoire.
Sur les contreforts en pente douce, sillonnés de talwegs, situés à mille trois cents mètres d’altitude, le village Gétule, Doug, s’étendait sur un immense site, d’Ouest en Est. Les chaumières, nombreuses et spacieuses, de forme conique, confectionnées en peaux de caprin, les unes cousues aux autres, étaient disséminées, les unes distantes des autres. Sur plusieurs éminences, étaient construits des groupes de tumuli, en dalles, les unes posées sur les autres, qui faisaient huit mètres de diamètre et un mètre et demi de relief.
Les cris troublaient le silence pastoral au petit jour. Ils se mêlaient, fusionnaient, se confondaient, interprétaient une partition musicale du règne animalier : des bœufs beuglaient lugubrement, des brebis bêlaient sourdement, des chèvres chevrotaient tendrement, des chiens aboyaient furieusement, des ânes brayaient à en perdre haleine, des poules caquetaient de façon aigue et prolongée et de temps en temps, des barrissements d’éléphants donnaient l’effroi ou encore des rugissements rauques et craintifs des lions.
Une nuée de corbeaux planait presque au-dessus des chaumières. Ils poussaient des cris des cris graves, rauques, lugubres, tellement puissants qu’ils troublaient la mélodie du réveil du village. Ils étaient chassés, injuriés et plus par les femmes que par les hommes, dont la culture superstitieuse était bien faite, depuis la nuit des temps. Ils annonçaient le malheur imminent, bien plus par réputation que par des faits prouvés. N’était-il pas l’oiseau de mauvais augure, à tel point que la beauté de son plumage ne lui accordait aucune disgrâce, puisque sa proximité avec la mort est manifeste, en pleine nature principalement, autour d’une charogne, ce qui lui ôte toute noblesse.
Une légère brise soufflait, Les tulipes et les lilas dansaient, les hautes herbes tanguaient, le gros tapis de neige scintillait sur la montagne, les points étaient pris d’assaut. Les bêtes et les bestioles se vouaient à la vie, tout comme les humains qui en faisaient un culte sacré qu’il était impossible de profaner. Et pourtant, la mort rodait dans les parages.
Dans leur chaumière, Chanoufa et sa fillette Getuliya se regardaient seulement. Elles n’avaient rien d’autre à faire. Elles étaient nues, fragilisées par le destin qui frappait à leur porte. Rien ne pouvait le conjurer. Cette famille était abandonnée par les siens. Les petits enfants restaient immobiles, comme paralysés, comme si leur sang avait glacé dans leurs veines. Leur demeure de fortune était vide, sinistre, exigüe malgré ses dimensions normatives dans le village. Le feu ne brûlait pas, ne conservait point de chaleur. Il était froidement macabre. Les cendres avaient été raclées et jetées au vent. Il n’y avait rien à manger. C’était la famine qui avait frappé de plein fouet ce foyer, qui ne mangeait pas depuis cinq jours au su et au vu de tous.
Alger
C’était un vendredi de la première semaine du mois de mai de l’année suivante. Hamza se trouvait à bord du train qui transportait son troupeau, d’une centaine de têtes qu’il allait écouler à Maison Carrée. Il était accompagné par son ami Ali et le berger Aissa. Ils arrivèrent à l’aube en gare dont la locomotive crachait de grosses fumées et ses moteurs raclaient. Ils déchargèrent leurs moutons qu’ils conduisirent au souk, lequel était désert à cette heure très matinale. De rares éleveurs s’y trouvaient. Tous attendaient le lever du jour et l’arrivée des forains.
Maison Carrée était un nouveau nom, produit lors de la pénétration française en 1830, par le duc de Rovigo. C’était le fort du pont (bordj EL Kantara) de la milice turque, reconstruit sous le pachalik d’Abdi en 1724, en vue de veiller à la sécurité du pont, réalisé en 1697. L’édifice était situé à douze kilomètres d’Alger, à l’est, sur un mamelon dans un terrain de parcours médiocre, sec et broussailleux. Il débouchait sur le quartier Houcein Dey et marquait les premiers arpents de la Mitidja. En contre bas, vers le sud, le marais de l’oued Smar longeait les collines et s’étendait sur une longueur de 5400 mètres et une largeur de 700 mètres. Il était très insalubre, infesté d’insectes et d’animaux sauvages, foyer des pires épidémies.
Les troupes françaises chassèrent les Turcs et occupèrent le bordj en juin 1830. Le cantonnement s’avéra difficile très tôt et la vie de caserne fut impossible. Un régiment relayait un autre, dans une précipitation peu ordinaire et chacun ne dépassait pas cinq jours de séjour. L’insalubrité ne fut pas l’unique cause. Les tribus luttaient héroïquement au jour le jour, combattaient les troupes, les harcelaient. Le bordj s’était forgé la légende de rendre vaine l’implantation coloniale. Or, les Roumi étaient venus pour la terre et pas du tout pour les beaux yeux du consul Duval. Le duc de Rovigo entreprit des travaux de dessèchement du marais dès 1832. Les soldats creusèrent un canal de quinze pieds dans le voisinage du fort et commença une première mise en culture.
Deux années plus tard, cet effort fut poursuivi par un labeur gigantesque. Trois cents disciplinaires et cinq cents Arabes réquisitionnés travaillèrent d’arrache pied pendant sept mois et parvinrent à drainer soixante et un hectares et à assainir les deux rives du furieux oued d’El Harrach, en amont du pont. Le marais de l’oued Smar ne sera entièrement assaini qu’en 1841. Un modeste village naquit timidement autour du fort. Ses onze maisons contribuaient à rendre la vie plus gaie. Il n’était pas laborieux, ne cultivait pas la terre, mais il gavait les soldats en agréments. Une auberge ouvrit et leur donnait du plaisir, mérité après un accrochage dans les environs. Elle avait des chambres où ils assouvissaient leurs désirs avec des femmes de bistrot ou des racoleuses qui venaient d’Alger.
Le 21 novembre 1846, l’oued d’El Harrach déferla furieusement ses eaux. La crue était très considérable et avait débordé partout, emportant tout sur son passage. Ses vagues se bousculaient vertigineusement et allaient échouer en mer. Les maisons s’étaient écroulées, happées par une force phénoménale. Vingt et un corps humains flottaient, disparurent sous les flots et finirent noyés. Cinq années plus tard, le gouvernement général injecta des fonds pour la construction de maisons, pour les victimes et pour d’autres. Il engagea ainsi les colons à s’installer, à cultiver et à construire. Le village était un axe routier et ferroviaire qui desservait l’est et l’ouest, un transit pour les agriculteurs et les éleveurs qui écoulaient leurs produits à Alger. Son marché à bestiaux fut créé. Il prospéra dès 1870, dépassa celui de l’Arbaa et vingt ans plus tard il était plus prospère que celui de Boufarik. Maison Carrée connut une progression démographique rapide et cette année sa population totale dépassait cinq mille habitants.
Le village avait grandi, entre le pont et les collines et son ambiance ressemblait à celle d’une grande métropole. Les chariots transportaient les marchandises, les voitures emmenaient les petits bourgeois. Des gens passaient et se croisaient, s’arrêtaient et causaient. Ils représentaient presque toutes les nations, parlaient différentes langues : l’Allemand, le Russe, le Croate, le Polonais, le Suisse. Ceux-ci peinaient et parvenaient difficilement à joindre les deux bouts de la semaine. On cherchait bien sûr à les renvoyer poliment chez eux, souvent en les accusant de hères, d’éléments subversifs et même d’espions. Pour mériter cette place au soleil, il fallait être de souche espagnole, italienne ou maltaise. Les militaires circulaient : Arabes, Kabyles, Français, Noirs d’Afrique, Germains, Suisses, Irlandais, Hollandais.
Le souk impressionnait par sa dimension gigantesque et ses couleurs bigarrées. Les marchands ambulants, les aèdes et les artistes lui prodiguaient une formidable gaieté. Les produits étaient diversifiés, d’utilité ménagère ou encore des harnais prestigieux. Des vêtements provenaient d’Amérique. Les fellahs de la Mitidja et de Fort de l’eau ramenaient de grandes quantités de fruits et de légumes, généralement deux à trois fret de mulets chacun. Chaque année, cinq cents mille têtes étaient commercialisées, à l’exception du porc. Les bêtes de somme et les chevaux ne manquaient pas, mais on voyait rarement trois ou quatre dromadaires. Les droits de place et d’abattage dépassaient largement vingt mille francs qui renflouaient les caisses de la commune de plein exercice, érigée depuis vingt sept ans. Cette expansion fulgurante attira les investissements de l’époque et les usines ALTAIREC de tannerie et de corroierie furent fondées, travaillant exclusivement pour le compte de l’armée.
Bédouine
Dans tes nappes alfatières sans rivage,
Planes comme la mer, sans grande profondeur,
Ondulées par le vent qui souffle avec rage,
Qui cachent dans leur terroir mille splendeurs,
Tu sens le temps filer sans allure entre tes doigts,
Comme un fil de tissage jamais épuisé,
Départi entre un long jour sans émoi,
Une courte nuit sans veillée tamisée.
Tu es la reine de ces espaces infinis,
Austères et prodigues, calmes et solitaires,
Doux et implacables, prospères et bénis,
Bucolique au rythme de mélodieux airs.
Ton poète improvise des stances de l’amour
Te magnifie en vers et brosse ton portrait,
Maquillée de kohol, paré de tes atours
Outrageusement tatouée, et pleine d’attraits.
Et tu vas ! Tu vas vers la source jaillissante
Dans un lit végétal ombragé de peupliers,
sur la rive haute de l’oued qui serpente,
Toujours présent par ses crues jamais oubliées.
La flûte t’attire, ses échos amplifiés.
Son air mélodieux t’embarque dans son char,
Ses notes graves ou gaies t’ont désormais déifiée,
Par un sacre immuable loin des regards.
Ton berger te reçoit sous les feuilles vertes
Aérées aux rayons de soleil infiltré
Qui bruissent au zéphyr annonçant l’amourette,
En ce rivage loin des regards indiscrets.
L’air forme dans l’air des spirales en symbiose,
Des courbes et des droites esquissant ton portrait :
Des joues appétissantes à l’éclat de rose,
De beaux yeux noirs tracés au kohol d’un seul trait,
De lèvres finement dessinées et de grâce,
De sourcils noirs ébène poussant en ombrelle,
De longs cheveux soyeux noirs de jais qui s’enlacent,
Et ta poitrine parée de naines jumelles.
Ni velours, ni soie pour t’habiller avec style :
Satin et popeline cousus amplement
T’habillent en beauté avec aisance subtile,
Te couronnent l’élue du jour brillamment.
Tes sens à fleur de peau, allumés à grand feu
Par l’appel du désir sous le charme des stances,
T’intiment l’évasion sous de grands cieux bleus,
Sur des plaines d’armoise en luxuriance.
Ta raison conquise par tes instincts
Te donne la force de voler vers ses lieux
A l’heureux carrefour de ton tardif destin,
De vivre ton conte charmeur et mélodieux.
Ton cœur frémissant, telle une feuille fragile
Sous la furie des bourrasques violentes,
Recherche l’accalmie entre des bras virils
La modulation de tes pulsions battantes.
L’internement en question.
Les colons étaient fortement préoccupés par le retour des acquittés dont ils pressentaient la menace. Les hommes, qui revenaient, avaient été injustement inculpés et ils avaient écopé presque deux ans de prison, abandonnant pour la plupart d’entre eux leurs familles dans le dénuement le plus total. Cependant, les colons leur éprouvaient une haine féroce et un sentiment de vengeance profond, aussi paradoxal que cela fût. C’est dans la nature des choses que le pouvoir et l’argent changent l’homme et le déshumanisent. Ils étaient les maitres du pouvoir, des banques, de la terre, de « l’indigène » lui-même. Ils prennent l’initiative et annoncent précocement leur combat, avant l’arrivée même de ces citoyens libres, du moins comme les a qualifiés ce haut cadre de la préfecture de Montpellier. Ils choisissent une délégation pour mener les pourparlers avec le gouvernement général dès le 10 février. Elle est sous la coordination du maire de Meliana, le tyran Pourailly. Elle est reçue par le secrétaire général Varnier à qui elle présente ses craintes sur les incidents futurs entre les colons et les Arabes. Puis, elle requiert l’internement pur et simple des acquittés. Le secrétaire général répond que cela est impossible. Alors, il eut droit à de violentes protestations. Le gouverneur général le désavoue et assure cependant que les acquittés seront tenus à l’écart du village. Leurs revendications n’étant pas satisfaites, ils lancent leur machine de propagande. Les journaux de la colonie, qui critiquent de façon acerbe le verdict et les « névrosés » de Montpellier. (18)
l’internement
Le gouverneur général, Révoil, est connu pour son sens de diplomate et aussi sa trop grande sympathie avec le parti colonial pour lequel il est totalement inféodé. Il a satisfait à une revendication majeure des colons que ses prédécesseurs n’avaient jamais osé adopter, ni Albert Grévy, ni Jonnart. Il est à l’origine du décret instituant les tribunaux répressifs par décret de 1902, soit après l’insurrection de Margueritte. C’est dire qu’il ne tient pas dans son cœur les musulmans algériens. C’est un colonial de conception et par conviction. Il est aussi l’homme du parti colonial dont il partage les mêmes visions politiques, notamment autonomistes. En effet, l’institution des Tribunaux répressifs ne prévoit pas d’avocat ni le droit d’appel pour les indigènes qui désormais ne sont plus justiciables du Droit pénal français. Il est décrié par la presse métropolitaine pour son gout au régime d’exception et de favoriser jusqu’à l’extrême limite du possible les colons qui ont trouvé enfin l’exécutif de leur politique. En retour, il est soutenu par le parti colonial, ce groupe de pression composé par deux-cents parlementaires, ainsi que des journaux coloniaux qui ne tarissent pas à en brocarder le portrait. Mais les vents ont tourné. Émile Combes succède au président du Conseil Waldeck-Rousseau. Il manifeste sans tarder sa volonté de le démettre pour le fait d’avoir représenté les colons, mais pas l’État français. Il songe d’abord à Pichon, puis à Jonnart qui fit savoir qu’il serait heureux de reprendre son poste de gouverneur général. L’occasion lui fut fournie par des internements à l’encontre des acquittés que Révoil avait prescrits.
Me L’Admiral qui se trouve en France est avisé que des internements ont été prononcés à l’encontre de plusieurs acquittés. Surement, il tient cette information par Victor Barrucand, directeur du journal Al Akhabar. Ce défenseur intrépide triomphant va devoir s’impliquer dans cette nouvelle lutte, alors que son contrat d’avocat avec son client Yakoub a cessé d’avoir d’effet, à l’énoncé du verdict d’une part et d’autre part son mandant ne s’est pas pourvu en cassation. Alors, dans quelle circonstance va-t-il agir ? Cette question intéresse les parlementaires et les hommes politiques puissants, tandis que lui, il remplit une simple mission élective de conseiller général, sans pouvoir ni influence. Comme c’est un militant par nature, il va mener son combat dans le cadre des Droits de l’Homme. Ce nouvel engagement de sa part montre sa grandeur d’âme et son militantisme pour les causes justes.
quatrième couverture
Ahmed Bencherif, né le 4 mai 1946, Ainsefra-Algérie, a poursuivi ses études secondaires à l’institution des Pères Blancs Ainsefra, puis il a reçu une formation supérieure en Droit administratif. Il a été instituteur de Français, puis administrateur à l’administration préfectorale, actuellement en retraite.
Le procès des insurgés de Margueritte plonge le lecteur au centre de la colonisation française de peuplement poussée à son extrême limite, en donnant aux nouveaux occupants des terres les moyens de s’enrichir et de paupériser le voisin « indigène »
En effet, depuis l’année 1870, L’Algérie est gouvernée par un Gouverneur général civil, inféodé au parti colonial. Dans les faits, ce sont les maires qui gouvernent et les colons font de juteuses affaires. De leur côté, les « indigènes » sont ruinés. C’est le cas de la tribu insurgée des Righa dans de la commune mixte de Margueritte dont les pétitions n’aboutissent à rien. La longue période de paix et de prospérité, entamée au lendemain de la guerre de 1871, est brutalement remise en question par ce coup de fusil du 26 avril 1901.
Le vendredi 26 avril 1901, cent-vingt-cinq insurgés se révoltent. Ils marchent sur le village de Margueritte qu’ils assiègent, puis ils obligent les habitants à prononcer la profession de foi de l’islam. Ils massacrent cinq Européens qui ne s’étaient pas prêtés à ce rituel.
L’insurrection est réprimée dans la journée et ses auteurs sont incarcérés. Mais l’opinion publique réclame le lynchage. Le procès est alors délocalisé vers la cour d’assises de Montpellier. Alors commence une vraie lutte entre l’État de Droit en France et le non-droit en Algérie. Cet ouvrage de style académique nous emmène pourtant, après la répression de l’insurrection, dans les méandres d’un procès qui restera célèbre et nous permet de comprendre les contradictions d’assimilation ou de rejet d’une société complexe et plurielle
vient de paraitre l’essai historique aux éditions l’Harmattan le procès des insurgés de Margueritte cour d’assises Montpellier décembre 1902-février 1903
une histoire passionnante au sein de chroniques judiciaires au quotidien pendant 40 jours ; passez vos commandes à mon éditeur merci