Gouvernement
L’administration tue : les âmes périssent,
Le cœur bat faiblement, le cerveau hiverne,
Les ans languissent et de spleen finissent
Visage livide, cheveux gris, peau terne.
Elle terrorise, l’on ressent la phobie
Que l’on traîne jusque dans notre sommeil.
Par un malin plaisir, elle beugle et châtie.
Elle tue le rêve, ternit les merveilles.
Elle est abrutie, inculque l’idiotie,
En fin pédagogue, sombre dans le chaos,
Se complait tendrement dans l’erreur et l’inertie,
Recule sans envie, aime tourner le dos.
C’est l’épouvantable et perpétuel bagne.
C’est un corps sans vie, qui mange les justes,
Brutalise les bons, sans répit condamne
Les hommes vertueux, aux gourbis vétustes.
Le poltron se soumet pour un sou, pour un pain,
Mue en caméléon, fuit comme la fourmi.
Il est fataliste, croit fort au lendemain,
S’accroche sans espoir aux prétendus amis.
Le preux se révolte : plus de sou, plus de pain.
Il renoue le lien, sa fureur visible,
Prêt à recommencer, à rebrousser chemin,
A la moindre bévue, bête et blâmable.
La rigueur et probité qui étaient les miennes
Me faisaient barrières à toute promotion
Pour grimper l’échelle et assumer les rennes
De commandement, remplir de hautes missions.
J’attendis des années le sourire du sort,
Dans l’espoir qu’un commis de l’Etat investi
De souveraineté, de haut rang puisse alors
Me confier ce poste dont j’avais les outils.
Mon dossier me plaidait comme un bâtonnier,
Sur le plan compétence et sur la moralité
Attestées et sans que puisse les renier
Un habile enquêteur connu et redouté.
Passa l’an dans l’espoir, puis d’autres sans espoir,
Sans jamais recevoir l’avis de nomination
D’agent de la nation, récompense notoire
De mes valeurs partout tenues en adulation,
Partout ailleurs à l’échelle planétaire sauf chez moi,
Dans mon grand pays où de petits hommes corrompus
Jusqu’à l’âme écrasent de leurs pieds notre droit,
Gèrent la société comme leur propre du,
Ecartent les agents aptes et vertueux
Pour faire entendre leurs ordres, prétendus
Louables pour servir la nation au mieux.
Ils sont là, ils étaient là, ils seront là aussi ;
Ils se souviennent de notre jeune Etat,
Ils l’ont blessé, brisé en plusieurs organes,
Ils le mettent en brancard, le portent à trépas,
Ils l’ont dépouillé à fond de sa grande manne.
Ils se paient nos têtes, achètent le silence,
Vont en campagne de l’intox très savant,
Mûrement réfléchie avec trop de brillance,
Menée à bras de fer et toujours à l’avant.
extrait Odyssée
Chatouf retourna dans sa hutte. Le dîner était prêt : du couscous avec un bouillon à base de lait, viande séchée et fondue dans la graisse, glands, galette au blé, les deux livres grillés et c’était tout. Chatouf posa une dalle qui était rangée dans un coin et servait de table à manger. Tous s’y mirent tout au tour. Puis il aida sa femme à servir dans des bols de terre cuite qu’elle-même façonnait. Avant de commencer à manger, ils prièrent leurs dieux à leur façon : le soleil, le feu, le bélier. Ils firent plutôt des signes de vénération, qu’ils ne récitèrent quoi que ce fût. Puis ils commencèrent à manger, se servant de cuillères à bois rustre et bientôt, il n’en resta plus aucun aliment. La ration pour chacun suffisait à peine à calmer les spasmes de la faim que tous ressentaient encore. Les grands, qui étaient imbus à la diète, ne bronchèrent pas. Mais les enfants crièrent leur faim. Chanoufa tenta de les calmer. Gétuliya ne dit plus rien, mais ses frères réclamèrent avec force. un surplus.
- la viande du sanglier jeté en pâture pourrait nous nourrir plusieurs jours, dit le garçon cadet. Nous ne pouvons rester affamés et la donner à la lionne qui elle se procure son gibier plus aisément que nous.
- Mais mon fils, dit Chatouf, notre peuple ne mange pas le porc et le sanglier en est un parent. C’est un interdit établi par nos ancêtres et nous devons le respecter, au péril de notre mort que guette la faim. Nos frères Libyens au Nord font l’élevage du porc, mais ils ne le mangent pas.
- Quel usage en font-ils, s’ils ne le mangent pas, rétorqua le garçon ?
- Ils troquent leur production avec les pays voisins, comme les îles ibériques ou le pays des Romains.
- Ces pays sont loin de chez nous, père ?
- Oui fils. Une grande mer nous sépare et nos frères Libyens sont d’excellents navigateurs. Tu dois avoir toujours à l’esprit cette règle que tu devras appliquer. On respecte l’interdit, car il nous protège de choses périlleuses inconnues. Tu as compris fils ? Promets-moi d’en faire honneur.
- Oui père. Q’en dis-tu Gétuliya ? Est-ce une bonne chose si notre peuple ne mange pas le porc ?
- C’est une sagesse des Anciens qu’on ne peut pas discuter. C’est ça le respect aux morts.
Le silence tomba sur tous, un silence froid, de mort qui plane, qui hante les esprits. Comme eux tous, Gétuliya le sentit dans sa chair qui la martyrisait. Depuis déjà un mois, elle y pensait. Elle la voyait arriver implacablement, plus forte qu’eux tous. Que pourrait-elle faire, sinon essayer d’en percer le mystère, s’imprégner d’images insolites, comme les suivantes dans ces vers :
Mort, mot simple, mot tragique
Pourquoi dois-je penser à toi
Si je suis juste ou inique
De bonne ou mauvaise foi.
Tu me surprendras toujours,
Au bout de ma gloire pompeuse,
Ou ma défaite sans retour,
Dans ma vie riche ou miséreuse,
Creuser ma propre tombe
T’attendre dans mes peurs
Sans voir de nouvelle aube,
Ni son bonheur ou malheur.
Cette réalité était amère pour cette famille. Chacun regagna son lit sans mot dire. Qui peut lutter contre la mort ? Personne. On lutte contre une maladie grave, mais avec la mort le combat est inégal. Pour ces gens-là la mort était un dieu à haïr. Car il ôtait la vie. Gétuliya ressentait toutes ces choses, car elle ne voulait pas
mourir. Elle pensait à ces voisins, ces cousins que la mort volontaire avait frappés. Ils n’avaient hélas laissé aucune mémoire, comme les Anciens qui avaient gravé leur histoire sur les rochers : hommes géants à la chasse ou en adoration, femmes émerveillées par la hardiesse de ceux-là, éléphants, girafes, buffles, bélier, disque solaire, javelines, des signes. Gétuliya dormit difficilement, en proie à d’affreux cauchemars.
Mort, mot simple, mot tragique
Pourquoi dois-je penser à toi
Si je suis juste ou inique
De bonne ou mauvaise foi.
Tu me surprendras toujours,
Au bout de ma gloire pompeuse,
Ou ma défaite sans retour,
Dans ma vie riche ou miséreuse,
Creuser ma propre tombe
T’attendre dans mes peurs
Sans voir de nouvelle aube,
Ni son bonheur ou malheur
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Christian Phéline accorde si peu de cas à des actants de cette époque et va jusqu’à les considérer avec un simplisme dépréciant leurs actions, leurs influences dans le cours des évènements. Ainsi, il qualifie Max Régis de démagogue. Il écrit :
« En janvier 1898, le jeune démagogue Max Régis se porte ainsi à la tête d’émeutes qui se déchaînent aux cris de : « A bas les Juifs, A bas le gouverneur »
Max Régis n’était certainement pas un démagogue, mais un acteur clé dans ces évènements qui avaient marqué l’Algérie coloniale. Il était le produit pur du décret Crémieux du 24 octobre 1870, qui avait octroyé la nationalité française aux Juifs et donc la citoyenneté qui leur ouvrait le droit de participer dans la vie politique du pays, par la voie des urnes, malgré l’opposition viscérale des colons par pur antisémitisme bien enraciné. Ceux-ci menaient depuis cette date une haute lutte pour le faire abroger, qui bien des fois, avait été marquée par des actes de violence commis contre cette communauté. Ils étaient 35.000 Juifs, la plus importante communauté juive d’Afrique du Nord. L’origine de leur implantation remonte à l’antiquité et l’on retrouve des familles bien établies à Sétif, au quatrième siècle avant Jésus Christ, soit bien avant la conquête romaine et qui pratiquaient leur propre religion, parmi les populations païennes autochtones.
Parallèlement à l’antisémitisme très fort, la xénophobie alimentait également le débat public et inquiétait véritablement les colons qui y voyaient le péril étranger pouvant conduire jusqu’à la partition de l’Algérie. Au terme de la loi du 26 juin 1889, la naturalisation était devenue automatique pour :
- les enfants nés d’un père étranger, né lui-même en Algérie.
- les enfants nés en Algérie d’un père qui n’y était pas né.
Ces jeunes naturalisés parlaient leur langue maternelle, soit l’espagnol, l’italien, le maltais. En 1889, la carte démographique de l’Algérie état la suivante :
Les Français étaient dénombrés à 384.000 dont 104.000 étaient nés en Algérie, 135.000 étaient venus de France, 109.000 étaient naturalisés. Aux côtés de cette population française, il existait 237.000 étrangers dont 20.000 marocains. En revanche, les Israélites étaient estimés à 48.703 au recensement de 1896. Donc on voit que l’élément français ethnique était minoritaire et que l’élément étranger allait croissant. Un important pan de la société métropolitaine et algérienne redoutait la formation d’une nouvelle nation, différenciée de celle de la France. Certains la voyaient à majorité espagnole qui serait en charge de préparer l’annexion par l’Espagne. Le député Eugène Etienne communiquait, dans son rapport de 1887, ses craintes dans ce sens. Les chiffres démographiques étaient alarmants. En effet, les Espagnols étaient 71.366 en 1872, 114.000 en 1881, 144.530 en 1886. Quant au député de Constantine Morinaud, il dénonçait la naturalisation massive d’Italiens. Ceux-ci étaient à 18.531 âmes en 1872, 44.315 en 1886. La loi du 26 juin sur la naturalisation avait également doublé le nombre d’électeurs. Ce nouvel enjeu électoral d’inscrits potentiels issus de la naturalisation automatique inquiétait encore plus les politiciens algériens. Le constat était amer : l’élément étranger l’emportait dans 43 communes sur un total de cent qui constituaient le territoire civil. Donc cette loi était alors mise à l’index pour la faire abroger. Cette question déborda alors dans l’espace public et dès 1895, elle entrait dans les revendications coloniales majeures. Toute la classe politique adopta un cri de guerre : « A bas les Juifs et les étrangers ! » Opportunistes et radicaux, socialistes et révolutionnaires ne dissimulaient plus leurs sentiments xénophobes. Le leitmotiv de leur combat était désormais clamé, une nouvelle menace qui aura grandement servi les appétits coloniaux : « Si ce décret de 1889 n’est pas révisé, les Français peuvent se préparer à quitter l’Algérie ».
Au sein de ce courant xénophobe, les alliances politiques flottaient. Les politiques Anti-juifs s’adressèrent aux étrangers en termes flatteurs, cherchant à les associer à leur cause antisémite, tant ceux-ci représentaient une force considérable politique et électorale. Car le nombre d’électeurs potentiels fils de naturalisés croissait à forte progression : ils étaient 2.715 en 1888, 2.631 en 1889, 4.710 en 1890, 4.465 en 1891, 4.988 en 1894, 5.280 en 1897. Les frères Régis fondèrent leur propagande des plus efficaces sur le thème anti-juif. Ils se distinguèrent, après la scission de ce front survenue dès 1898. Une nouvelle fois, ces étrangers étaient fustigés et la loi de 1889 était une nouvelle fois mise en avant sur la scène des revendications, à tel point que le Conseil Supérieur du gouvernement général émit des vœux pour la remanier, afin d’assurer l’influence dominante aux Français sur les naturalisés. Les héritiers de la conquête, autrement les fils de Français, vilipendaient les étrangers en termes crus et avec un patriotisme presque arrogant. Dans certains milieux intellectuels et politiques, cette idée circulait : « les fils d’étrangers qui, investis de tous les droits politiques, deviennent les maîtres de ce pays que leurs ancêtres n’ont pas conquis ».
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