Préface
Connaître, regarder et découvrir l’autre comme un autre
soi-même, n’est ce pas la plus belle aventure que nous puissions
vivre ?
C’est à une nouvelle lecture de l’histoire vécue, mais aussi à
une rencontre exaltante avec l’âme humaine universelle que
nous convie Monsieur Ahmed Bencherif dans son ouvrage
« Marguerite ». L’auteur, expert en l’art d’exprimer avec délicatesse
la psychologie des différents acteurs, détaille finement
les fondements de la révolte de Marguerite, petite ville coloniale
d’Algérie, avec l’oeil analytique de l’anthropologue. Cette
insurrection, bien que « modeste » sur le terrain, eut un immense
impact : pour la première fois, l’opinion française
découvrit ce drame qu’était la colonisation de l’Algérie.
Cette merveille d’érudition culturelle et historique va nous
faire voyager au sein de cette riche et belle culture dont les
Algériens peuvent être fiers. Monsieur Bencherif l’honore, et de
surcroît, en annonçant par ce premier tome la révolte inéluctable
de ce peuple opprimé par la colonisation française, rend un
vibrant hommage à toutes les femmes et les hommes de bonne
volonté qui ont bâti l’histoire de ce pays.
La dictature coloniale, qui sévit en Algérie depuis 1830,
s’accompagne de haine viscérale contre l’Arabe. Cette oppression,
mêlant violence physique et morale, ne pourra engendrer
que très fortement un sentiment d’injustice et de révolte.
Le premier tome de l’ouvrage replace les événements dans
leur contexte historique en même temps qu’il évoque de façon
très explicite un quotidien accessible à notre imaginaire.
Nous faire partager une multitude de moments magiques où
la nature foisonnante de la terre algérienne est un vrai don du
ciel, nous emplit déjà de bonheur simplement sensuel.
Donnant vie à ses personnages, il nous les rend ainsi proches
et familiers. Ceux ci deviennent alors nos soeurs, nos
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frères, nos enfants et nos compagnons de route, et nous aimons,
haïssons et luttons avec eux.
Loin de tout fanatisme, habité par la volonté d’un regard objectif
; Ahmed Bencherif n’en porte pas moins un regard tendre
et même parfois humoristique sur ses proches. Ce dernier maîtrise
un art habile de mêler évènementiel historique dont les
sources scientifiques sont identifiables, et la description d’un
quotidien agrémenté d’une trame romancée qui en font une
oeuvre forte et originale.
Cette oeuvre met en scène de façon magistrale la générosité
de coeur, la richesse combative, et la fierté de tout un peuple
demeuré debout 130 ans d’occupation étrangère. Nous lui présageons
un grand succès public ; qui ne pourra qu’attendre
avec impatience la parution du second tome.
Christiane Bavois-Fihey, une Algérienne de coeur.
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Première partie
Le dernier quart du dix neuvième siècle engageait l’Algérie,
déjà meurtrie par une longue résistance à la conquête coloniale,
à vivre le danger de dépersonnalisation latent dans un tunnel
sans fin. Une guerre politique conquit droit de cité, et la France
faillit à son devoir, le plus élémentaire, de préserver les intérêts
du peuple dominé qu’elle livra, mains et pieds enchaînés, au
gouvernement des maires, qui représentait le parti colonial,
formé d’éléments hétéroclites, profondément racistes, avides au
gain, musclés par la baïonnette. Celui-ci oeuvrait à faire
l’épuration ethnique, à nettoyer le pays de son élément arabe et
kabyle pour régner en maître absolu, dans une terre qui n’était
pas la sienne, qu’il voulait s’approprier au nom d’un droit
d’héritage historique de la civilisation romaine éteinte. Le défi
trop osé et irréalisable était entretenu par les imaginations débridées
de penseurs, qui accouchèrent, sans réflexion
philosophique, la théorie de supplanter une civilisation solide
par ses valeurs culturelles et sa religion par une autre, à croire
qu’ils auraient à procéder à une opération chimique.
Les populations conquises refusaient catégoriquement de se
soumettre et militaient par la seule voie pacifique des revendications,
exprimées par un volume de lettres impressionnant qui
ne modifiaient rien l’empire des lois d’exception. Elles demeuraient
d’éternels individus anonymes auxquels le pouvoir ne
leur reconnaissait aucun droit d’existence propre, ni liberté
d’expression ou d’association. Elles s’attachaient à la patrie et
vivaient dans des conditions de moins en moins tolérables, sans
jamais renoncer aux valeurs qui les distinguaient des autres.
Certaines disposaient encore de ressources suffisantes et
d’autres furent tout simplement réduits à la misère éhontée
qu’imposaient ceux qui prétendaient apporter une meilleure
civilisation et bannir la tyrannie prétendue du gouvernement des
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Deys, dont la puissance navale redorait le blason des Algériens
et rehaussait le prestige de l’Algérie.
Dans le terroir du village de Marguerite, situé à neuf lieues
de Meliana, la plaine bénie par les dons du ciel s’étendait à
perte de vue et se prolongeait sur plusieurs mille d’est en ouest,
au flanc du mont Gountas, peuplé d’un riche patrimoine forestier
préservé de génération en génération. Elle était fertile et
généreuse, travaillée par des bras amoureux qui lui vouaient une
affection maternelle. Elle offrait un panorama de couleurs bigarrées
et révélatrices d’inspiration pour de talentueux peintres :
verte par ses oliveraies et son vignoble, jaune doré par ses immenses
champs de blé. Elle subissait les fluctuations
atmosphériques, comme elle souffrait les conflits sociaux, dégénérés
par la convoitise musclée des uns et la lutte désespérée
des autres. Un arpent causait des drames et en appelait un autre
pour agrandir sans cesse les domaines qui échoyaient aux colons,
auxquels le pouvoir accordait trop de facilités et des
crédits conséquents pour se constituer une fortune en un laps de
temps très court. Il faisait couler des rivières de sang et laissait
des maux douloureux que seule une action vigoureuse pouvait
curer.
Dans la voûte céleste bleue, quelques minis cules nuages,
tels des plaques fines d’argent, roulaient lentement, se désagrégeaient
en mille figures bizarroïdes, allaient s’estomper dans
l’environnement de la boule de feu très rouge, qui brûlait
comme un gigantesque brasier, chauffait la terre en ce mois de
juin de l’an 1892, diffusait la lumière éblouissante, apportait
son lot de gaieté à la vie diurne que chantaient inlassablement
les passereaux dans les cimes des arbres. Le temps était calme,
les plantes restaient figées. La nature invitait aux évasions les
plus enchanteresses et offrait toutes opportunités au label humain
qu’elle aurait aimé réfléchi et harmonieux pour produire
ses merveilleux trésors intarissables pour le bien être de tous.
Elle donnait l’espoir aux hommes vertueux dont l’idéal ne périt
point par la volonté des méchants.
C’étaient les moissons, comme toujours pleines d’ardeur et
d’enthousiasme. Elles créaient une intense activité des aurores
jusqu’à la fin du jour, prodiguaient la joie aux enfants qui gambadaient
parmi les gerbes, garantissaient la sécurité alimentaire
des ménagères pour les saisons froides. Sur les terres agricoles
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de la fraction des Oulad Maamar, des hommes laborieux se
donnaient à coeur à la besogne et fournissaient d’incroyables
efforts, stimulés par un fantastique sentiment d’émulation, sans
observer un moment de répit. Ils étaient habillés de tablier en
cuir, chaussaient des godasses ou des sandales, se protégeaient
les doigts de la main, à l’exception du pouce, par des chutes de
roseaux. Ils avançaient en plusieurs rangées trop étirées et fauchaient
le blé à une cadence rapide. Ils se penchaient et se
relevaient dans un mouvement ininterrompu comme si leurs
muscles étaient élastiques. Ils étaient joyeux et chantaient dans
un air tendre des louanges au Seigneur pour l’abondance des
grains ou encore un couplet d’amour d’une chanteuse de folklore.
Des bénévoles vinrent des tribus voisines fournir leurs
services, par action de solidarité fondamentale, communément
connue sous le nom de Touiza, qui régissait les rapports sociaux
pour tous les grands travaux. Il y’avait aussi des salariés qui
venaient de loin et appartenaient à une armée de moissonneurs,
appelés roulants dont l’effectif atteignait dix mille individus,
qui parcouraient les plaines à la recherche de quelques journées
de travail. Celle-ci était formée d’Arabes et de Kabyles, qui
avaient tout perdu et aussi d’Européens, fraîchement débarqués,
qui allaient tout gagner.
Deux femmes robustes, au visage découvert et d’age moyen,
suivaient les laborieux travailleurs, à une distance respectable,
et colportaient de l’eau fraîche, dans des outres qu’elles remplissaient
autant de fois que cela fut nécessaire. Elles se
voulaient utiles et partageaient cette joie champêtre en chantant
allègrement, allaient, venaient et donnaient ainsi une timide
note de mixité spéciale au monde rural où les relations familiales
sont fortement préservées au troisième et au quatrième
degré, du coté de la mère ou du père. Elles traînaient, derrière
elles, deux petits morveux qui ne les lâchaient pas d’une semelle
et les irritaient par une trop forte turbulence. Elles les
grondaient, les frappaient, les pinçaient sans trop de résultat. La
marche continue, sous l’ardeur du soleil, les avait fatiguées et
elles se retirèrent sous l’ombre d’un olivier pour se reposer un
moment. L’un des deux petits enfants partit en courant,
s’enfonça dans le champ et revint aussitôt, en sanglots : un épis
le blessa à la main, fila le long de son bras et arriva au cou où il
logea. Sa mère le frappa sans essayer de savoir ce qu’il avait. Sa
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colère apaisée, elle le questionna enfin, retira l’épis et désinfecta
l’égratignure avec son foulard.
Les moissons étaient toujours battues précocement, car le
mois de juin est climatiquement capricieux : ou les pluies tombent
en averse et abîment la récolte ou le sirocco souffle
brusquement et persiste pendant plusieurs jours. Les adolescents,
qui se mettaient naturellement de la partie, ne
ménageaient nullement leurs peines et tenaient à montrer aux
adultes qu’ils étaient tout autant besogneux. Ils se lançaient un
défi prétentieux et refusaient de se reposer ou de boire un coup
et, quand l’un d’eux lâchait, ils s’arrêtaient tous seulement pour
rire et se rassasier de taquineries. Ils se leurraient en disant
qu’on ne peut pas travailler et rire, chose qui avait tout de même
une certaine logique. Leur camarade Hamza, qui continuait à
faucher le blé, les sermonna et les traita de flemmards. Complexés
par leur faible endurance, Ils rappliquèrent sans
rechigner et un salarié de souche kabyle, qui prêtait jusque-là
une oreille curieuse, en fut stupéfait. Exténué et assoiffé, Il
s’arrêta un moment pour souffler et prit sa gourde attachée à sa
ceinture. Il interpella Hamza et lui dit : Amoukrane ! Moukal
Ligh Soy (grand regarde je bois). Un autre moissonneur, qui se
disait venir de nulle part, lui clama : Hé petit héros ! Exerce
davantage ton endurance, tu en auras besoin.
Le jeune garçon fit la sourde oreille aux compliments dont
on le combla, haussa les épaules, sourit innocemment, en ressentant,
au fond de lui-même, un malin orgueil et poursuivit son
labeur pour bien mettre en exergue son endurance. Il était vigoureux
et tenait la main. Ses camarades le craignaient et son
courage égalait sa combativité, mais il ne cherchait pas à faire
d’histoires, en raison de l’autorité spirituelle qu’exerçait son
père en qualité de Moqadem (lieutenant du maitre) de zaouïa. Il
était beau garçon et de surcroît intelligent, assidu dans les cours
à l’école coranique. Il échoua cependant à l’école française et
sortit à la quatrième année, pour une attitude négative de son
professeur. La nature l’avait si bien servi que sa mère présageait
qu’il aurait un avenir illustre. Sa curiosité le poussait à enrichir
ses connaissances et il aimait s’instruire sur les batailles, à la
manière d’une recrue qui s’apprête à rejoindre le front. Sa colère
précédait cependant sa raison et il s’emportait pour peu. Sa
vision des choses était grande et dépassait son adolescence.
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Plusieurs enfants, de dix ans en moyenne, ne manquaient pas
au décor et se divertissaient bien plus qu’ils ne travaillaient. Ils
ramassaient les gerbes en brassées désordonnées, les disposaient
ensuite un peu partout en bottes qui grossissaient quand
même. Leurs mains, déjà rugueuses, n’en souffraient pas, habituées
aux rudes travaux de la campagne où l’on commence
précocement à être utile à la société. Si ce n’est pas la bêche qui
donne des ampoules, c’est alors la hache. Cependant, la nature
se réclame de chacun et on y obéit presque servilement aux
désirs et les petits besogneux n’échappaient pas à cette loi. Ils
abandonnèrent l’ouvrage, firent la course entre eux en se lançant
des défis qu’ils relevaient tous. C’était douillet et exaltant :
le premier n’arrivait jamais à la ligne d’arrivée ; ils le retenaient,
l’immobilisaient, lui faisaient un croche-pied, puis ils
recommençaient la course. Ils reprenaient vite leur tâche, quand
un adulte les surprenait à faire le rigolo.
Cinq vieilles femmes se dégourdissaient les jambes dans le
champ, sentaient le poids des ans entamer inexorablement leurs
forces. Elles souffraient de courbatures, d’arthrite, de la vue qui
baissait, de maux de tête, d’insomnies. Elles étaient si fragiles
qu’elles n’écartaient pas l’idée de la mort qui se rapprochait
inéluctablement ; elles avaient tout donné et n’espéraient plus
rien. Elles furent prolifiques et leur souvenir vivra assez longtemps,
ce qui était leur plus douce consolation. Mais leurs
forces morales demeuraient assez grandes, nourries interminablement
par une foi religieuse profonde. Elles marmonnaient
des bénédictions pour la bonne récolte, priaient le Seigneur
pour préserver cette prospérité du mauvais oeil. Elles exhortaient
les travailleurs à plus d’ardeur et leurs voix rauques
s’entendaient à une centaine de mètres plus loin. Elles circulèrent
un bon moment, amassèrent quelques gerbes qu’elles
déposeraient plus tard, au village, dans la koubba de Sidi Ahmed
Ben Youcef, afin de servir de semences pour les prochains
labours.
Le domaine, qui ne dépassait pas trois mille has, fut happé
dans la mouvance des vicissitudes de l’histoire et perdit cinq
fois plus de son étendue en l’espace de quarante ans de colonisation.
Après la reddition de l’Emir Abdel Kadder, une grande
partie fut expropriée par le fait du prince, versée au domaine
public et distribuée aux premiers colons, démobilisés de
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l’armée. Puis vint la grande opération du séquestre, pratiqué à
l’issue de la grande insurrection de 1871, comme mesure punitive
pour ceux qui avaient osé lever les fusils contre le
conquérant. Elle dévora encore des terres qui nécessitaient une
grande fortune pour leur rachat. On appela cette procédure une
contribution de guerre qui était en fait une réparation des dommages
subis par l’état. Le domaine existait malgré tout,
quasiment quadrillé par des fermes de nouveaux colons, venus
de toutes parts et en grand nombre. Sa moitié seulement était
cultivée et le reste servait au pacage. Les parts étaient inégales,
croissaient ou diminuaient selon des transactions qui
s’opéraient, imposées par les nécessités de la vie.
A l’ombre de quelques pistachiers, les notables prenaient de
la fraîcheur. Les uns habitaient sur place, d’autres, au village,
certains venaient du Sud où ils transhumaient. Ils bavardaient,
se racontaient des nouvelles, déploraient les oppressions subies
par les uns et les autres. Une question revenait sans cesse au
cours de la discussion, leur affranchissement du joug colonial
dont ils vivaient atrocement l’iniquité flagrante et les exactions
de tous genres. Ils se consolaient et se remettaient à Dieu, espéraient,
attendaient une lumière qui surgirait dans l’obscurité,
une source qui jaillirait dans leur vie déserte, le moment propice
pour agir avec efficacité et récupérer par la force ce qu’ils
avaient perdu par la force : la terre, le ciel, la liberté. Espérer
constitue la dernière étape qui s’offre à l’homme pour se ressourcer
et livrer la bataille. Ceux qui revenaient du Sud
parlèrent du combat ininterrompu de Bou Amama dans le Sahara
lointain, de sa foi inébranlable et de son refus catégorique de
se soumettre, malgré son échec pour fomenter le soulèvement
général dans le Nord du pays. On faisait remarquer la difficulté
qui s’interposait au ralliement à son Djich, de moins en moins
percutant.
Leur apparence ne trompait personne : ils étaient réellement
des seigneurs qui se reconnaissaient aisément par rapport à la
masse laborieuse, se conservaient admirablement par leur teint
rayonnant de vie et leurs habits plus légers que des plumes. Les
vêtements de soie, burnous ou gandoura brodés de motifs délicats,
leur donnaient de l’aisance et du prestige, ainsi qu’une
douce fraîcheur pendant la saison d’été. Ils avaient une bourse
confortable, certains moins nantis que d’autres. Ils possédaient
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tous des montures, cheval ou dromadaire, lesquelles étaient
pourvues de selles prestigieuses en cuir Filali. Ils parlaient de
façon correcte et débattaient les questions sans entrer dans une
polémique nerveuse. Leur attitude était sobre et par un sentiment
de profonde religiosité, ils tenaient en permanence leurs
chapelets.
Hadj Maamar se distinguait particulièrement parmi ses pairs,
qui lui témoignaient de l’estime et de la considération, en raison
de l’autorité spirituelle qu’il exerçait en tant que Moqadem de
zaouïa. Il descendait d’une famille maraboutique prestigieuse
fort cultivée et dévote, qui diffusa la science religieuse et
consacra ses efforts à secourir les humbles gens, voie dans laquelle
il oeuvrait sans relâche. Il jouissait de bonne santé et son
age ne dépassait pas soixante ans. Quoique sa fortune régressât,
il restait à l’abri du besoin et observait un altruisme élevé. Il
possédait un troupeau de moutons, quelques centaines d’has, un
commerce florissant dans le village, qui l’amenait à faire des
déplacements fréquents à Alger où il s’informait sur l’actualité
politique du pays. Il était assez docte et on sollicitait ses avis sur
les questions de jurisprudence musulmane ; il faillit être consacré
imam, n’était-ce ses activités sociales qui l’avaient
empêché.
Un autre personnage ne l’était pas moins, quoique de bourse
modeste. Il ne manquait pas cependant d’offrir de l’intérêt,
quoiqu’il fût étranger à la fraction à laquelle il s’était allié depuis
fort longtemps. C’était le taleb et son rôle dans la société
traditionnelle n’était nullement négligeable. Envoyé par la
zaouïa de Moulay Tayeb de Blida, il vint enseigner, quand le
douar comptait plus de quarante foyers dont il ne restait, hélas,
plus que le tiers. D’humble personnalité, aux connaissances
limitées et d’esprit rigide, porté à la violence dans sa charge
éducative, il ressemblait aux récitants du Coran, qui faisaient
bon usage du bâton, fidèles à l’adage : qui aime bien châtie
bien. A son arrivée, les habitants menaient, comme toutes les
populations, le combat de tous les jours pour préserver leur
langue et leur religion. C’était la priorité impérieuse aussi précieuse
que la vie et ils résolurent de le maintenir malgré lui, en
le mariant à l’une de leurs filles. Cette union intervint quinze
années plus tôt et donna la vie à plusieurs enfants et il resta
profondément enraciné par de nouvelles attaches.
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Une importante population du douar perdit ses terres et fut
refoulée sans pitié par le colonisateur. Ils étaient partis par une
journée de deuil dans une procession d’hommes, de femmes et
d’enfants, les refoulés de la vendetta de la guerre de 1871. Ils
étaient partis à la recherche du pain qui ne se trouvait nulle part
ailleurs, les victimes du séquestre le plus honteux, cette dépossession
machiavélique légalisée, travestie en guillotine à
laquelle peu de braves échappèrent en payant rubis sur ongles
pour racheter les terres qui leur appartenaient, dans un délai
légal décennal, réduit dans les faits à deux ou trois années. Ils
furent frappés d’amende collective, excessivement lourde et
extravagante, comme leurs frères partout en Algérie, pour avoir
levé les armes et barrer la route au gouvernement des maires.
Certains moururent dans les montagnes, au pied des montagnes
; d’autres régressèrent socialement et furent convertis en
nomades, vivotant de lait de chèvres dont l’espèce augmenta en
très peu de temps par la force des choses, se nourrissant de produits
forestiers comme des écureuils.
La contribution s’élevait pour la somme faramineuse de cinquante
mille francs, châtiment qui dépassait toutes leurs
possibilités.
Le domaine, qui perdit de grandes superficies, gardait le
martyr de ces fugitifs, malgré eux, en perpétuait le souvenir, les
appelait nuit et jour. La vie y continuait malgré tout et sur le
vaste terrain rocailleux et inculte, des gourbis, bâtis en pierres
apparentes au flanc d’une colline fleurie de coquelicots et de
lilas, qui matérialisaient, à l’est, la frontière avec les terres coloniales
dépossédées, résistaient aux injures du temps. Ils
étaient couverts de tuiles vieillies dont la couleur rouge devint
terreuse sous l’effet des conditions climatiques. De basse hauteur,
ils ressemblaient plus à des cubes de maçonnerie qui
alliaient l’utilité primaire à l’urgence. Leurs petites fenêtres les
éclairaient très mal, si bien que les portes étaient grandement
ouvertes. En contre bas, des tentes furent montées par des villageois
et des transhumants, venus faire leur récolte. Des volutes
de fumée émergeaient parmi ces foyers d’habitation, montaient
haut dans le ciel en masse compacte grise, se dispersaient en
minces filets argentés, traçaient des courbes bizarres et se diluaient,
sans cesse relayées par d’autres. Les feux y activaient
dans les cheminées, nourris continuellement par du bois de….
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